Billets anciens
Ci dessous seront archivés, par ordre anté-chronologique, les billets
précédents.
58. Effets secondaires de la bagnole... (crise des gilets jaunes, début décembre 2018)
57. La démocratie conquise par les trolls (après l'élection au Brésil, début novembre 2019)
56. Savoir, religion et obscurantisme (lecture de Thomas Durand, début octobre 2018)
55. Religion du Marché et écologie (lecture de Stéphane Foucart, début septembre 2018)
54. Dissonance cognitive (été caniculaire, mais insouciant, mi-août 2018)
53. Tensions compétitives (avenir des jeunes et course aux diplômes, début juin 2018)
52. Droit ou morale, lequel prévaudra à Notre-Dame des Landes ? (arguments, fin avril 2018)
51. Le saint-simonisme est-il d'actualité ? (Macron et le progrès technicien, fin mars 2018)
50. Trains, autoroutes, villes, banlieues et campagne (déséquilibre territorial, fin février 2018)
49. Culture(s) et biodiversité (patrimoine naturel et agronomique, mi janvier 2018)
48. L'écologie politique est friable (dispersion ou disparition des écolos ? début décembre 2017)
47. Connaissez-vous John Baird Callicott ? (une lecture lumineuse début novembre 2017)
46. Pour commencer à sortir du fossile, vive le vélo (mobilité urbaine, début octobre 2017)
45. On ne peut pas vivre bien sans microbes (lecture de M-A. Selosse, début septembre 2017)
44. Tout changer pour que rien ne change (retour sur des mois de fièvre électorale juillet 2017)
43. Contre Trump, tous écolos? (affichages politiques et réalités début juin 2017)
42. "Business as usual", les affaires vont pouvoir reprendre (Macron élu, début mai 2017)
41. A qui appartient le monde ? (appropriation et bien commun, début avril 2017)
40. Réflexions sur un lave-linge (petite fable politique, fin février 2017)
39. Triomphe du cynisme (espoirs ténus dans une fin d'année égarée, fin décembre 2016)
38. Milliardaire populiste, l'oxymore de la démocratie malade (Trump, mi novembre 2016)
37. Défi démographique, défi climatique (attention aux arguments biaisés, mi-octobre 2016)
36. Impressions de lecture: philosophie, connaissances et pratiques (début septembre 2016)
35. A propos du "Brexit" (retour sur le passé européen des Britanniques, fin juin 2016)
34. Le bonneteau, l'habileté dévoyée (passe-passe fiscal, politique intellectuel, début juin 2016)
33. Progrès et productivité (les excès du productivisme, début mai 2016) 32. Démesure technologique, Fukushima 5 ans (certains aspects du bilan mi mars 2016)
31. Mauvaise nouvelle, le pétrole baisse (après le livre de M. Auzanneau début février 2016)
30.Année 2016, fraises, malaise, ascèse et catéchèse. (retour sur la COP 21 début janvier 2016)
29. Expliquer, comprendre, excuser. (après les attentats début décembre 2015)
28. Le retour du réactionnaire (polémique sur les néo-réacs début novembre 2015)
27. Ingénieux ingénieurs, du carburateur à l'ordinateur (tests truqués VW, début octobre 2015)
26. Compétition et dopage (sport et économie, deux morales, début septembre 2015)
25. La fable de Nauru (les dégâts de la cupidité, mi juillet
2015)
24.
L'électricité française 100% renouvelable ? (un rapport occulté de l'ADEME, mi-juin
2015)
23. Laissez
dormir le carbone fossile (Leave
it in the ground, début
mai 2015)
22. L'impôt publicitaire
(un prélèvement obligatoire
pour les intérêts privés, début avril 2015)
21. On aurait dû
le savoir depuis longtemps (l'obstination
nucléaire française, début mars 2015)
20. Oncle Picsou
écologiste (les marchés de la
compensation environementale, mi-février 2015)
19. Parlons un peu de
religion(s) (suite aux massacres
à Paris en janvier 2015)
18. Remettre
l'argent fou à sa place (lecture
de Piketty, fin novembre 2014)
17.
Antichambres, coulisses, où est le pouvoir ? (mi-septembre 2014)
16. Les populismes
à l'assaut de l'Europe ? (début
juin 2014)
15. Finance et jardinage
(début mai 2014)
14. A propos
du pic de pollution du mois dernier (début avril 2014)
13. La planète
peut attendre, pas les marchés (dette
financière et dette écologique, mars 2014)
12. La nature
est-elle réactionnaire? (retour
à la bougie et néopétainisme, mi février 2014)
11. Comment j'ai vu le
Brésil (colonialisme,
croissance, inégalités, début janvier 2014)
10. Vive le sport ? (sur la religion du sport, opium du
peuple, début décembre 2013)
9. En avant, fuyons !
(sur la géoingénierie, fin oct
2013)
8.
Extension du domaine de la ville (Notre
Dame des Landes, Grand Paris, juin 2013)
7.
Idéologie, réalisme (climatologie
versus économie, mi mai 2013)
6. Mensonges,
morale, argent (suite à
l'affaire Cahuzac, le lobbyisme, mi avril 2013)
5.
Transition énergétique (mauvais
traitement médiatique , fin mars 2013)
4. Du
temps pour lire et pour penser (
H. Kempf, M. Dufumier, J.M. Truong, mi février 2013)
3.
Prophéties, pronostics, prospectives (Bonne année 2013, début janvier 2013)
2.
Importance du passé quand le futur est bouché (Ivan Illich, début décembre 2012)
1. Mue, mutation (premier billet, changement de vie,
changement du monde, novembre 2012)
58. Effets secondaires de la bagnole sur les humains et la civilisation
début décembre 2018
Le
mouvement des gilets jaunes se nourrit visiblement d'un fort
ressentiment contre les injustices accumulées par le
gouvernement: cadeaux fiscaux aux soi-disant "premiers de
cordée", pingrerie budgétaire imposée "à tous", même aux plus
défavorisés, le tout accompagné de multiples propos trahissant le mépris du président pour "ceux qui ne sont rien".
Ce mouvement a été déclenché par le prix des carburants (dont la hausse
est pourtant conjoncturelle bien plus que fiscale), et cela montre à
quel point la voiture est un sujet difficile, pour ne pas dire
douloureux. Refusant d'être (comme on dit) des vaches à lait, des
automobilistes ont jugé abusive une taxation de plus sur leur moyen de
déplacement et ont organisé des barrages routiers et des protestations.
Le trafic a été fortement perturbé, des accidents ont fait des
victimes. Mais le terrain social était inflammable, une révolte
multiforme s'est élevée et ceux qui ont voulu monter à Paris se sont heurtés
dans la violence à la protection policière des beaux quartiers. La
discorde s'installe dans le monde politico-médiatique, les analystes
nous servent leurs schémas de lecture plus ou moins simplificateurs et
le gouvernement campé dans ses certitudes technocratiques se noie dans
la langue de bois.
En regardant les choses d'assez loin, il reste pourtant clair que la
dominance actuelle de l'automobile individuelle n'est pas tenable,
notamment pour des raisons écologiques impératives. Et du reste en ce
moment la COP 24 tente non sans hypocrisie de faire émerger des suites
à l'accord de Paris sur le climat. Cela, peu de gens le récusent, mais
chacun, voyant midi à sa porte, renâcle face à la perspective de
changements radicaux dans les modes de vie, et peu nombreux sont ceux
qui parviennent à rester vertueux et cohérents dans ce monde très
largement façonné par la bagnole.
Certes la bagnole, en accroissant la capacité de déplacement des
heureux possesseurs et passagers, est (a été ?) un instrument de
liberté.
La bagnole peut parfois être un cocon ou un refuge, un abri contre les
intempéries, une protection contre des voisinages indésirables, un
bouclier en cas d'accident
La bagnole est un gisement d'emplois industriels, commerciaux et
artisanaux, un activateur de l'économie (services divers, hôtellerie
restauration, grande distribution,)
La bagnole peut même aussi être considérée comme une branche de la
culture technique et visuelle, avec son histoire évolutive, ses
écoles et ses modes, ses catégories sociales ou nationales,...)
Pour toutes ces raisons, les politiques publiques ont depuis des
lustres été favorables à cet emblème de l'individualisme capitaliste et
à leurs partisans.
Mais, comme toute technique, la bagnole a aussi ses inconvénients:
La bagnole est (comme toute facilité) une addiction, pour son propriétaire et pour l'ensemble de la société(*),
La bagnole brûle du carburant, presque toujours d'origine fossile et
qui quoiqu'on en pense n'est pas une drogue chère (**), et contribue au
dérèglement climatique,
La bagnole pollue, surtout si elle est grosse, lourde, puissante et
conduite de façon agressive ou coincée dans des encombrements(***),
La bagnole représente ainsi une part majeure dans l'empreinte écologique du français moyen,
La bagnole flatte les bas instincts, son confort peut parfois endormir
la prudence, et elle peut ainsi prêter à de dangereuses griseries,
La bagnole est bien souvent un objet d'orgueil mal placé, et aussi il
lui arrive parfois d'être très moche (on se demande ce que certains
designers ont dans la tête),



La bagnole est (de plus en plus) encombrante en ville, difficile (ou coûteuse) à garer,
La bagnole a transformé l'espace urbain: une rue passante ou une route
sont maintenant des lieux hostiles dont il faut se protéger, les
périphéries urbaines sont mangées par les rocades, les échangeurs et
les parkings de centres commerciaux, les rues des centres historiques
sont phagocytées par le stationnement ou encombrées par les obstacles
qu'on met pour dissuader les conducteurs inciviques,
La bagnole a transformé l'espace rural:
les petits bourgs traversés par les grandes routes, ont détourné
l'excès de trafic dans des rocades mais fait par là péricliter leurs
centres, la campagne a été coupée par les autoroutes et des activités
industrielles hors-sol se sont installées près des échangeurs,
La bagnole a favorisé la relégation des gens modestes loin des centres
et fait émerger cette "France périphérique" frustrée (****) qui
proteste aujourd'hui pour qu'on ne l'oublie pas,
La bagnole a distendu l'échelle de distribution des services publics
justifiant ainsi au nom de l'efficacité la fermeture en zone rurale
d'hôpitaux, de maternités, d'écoles, de bureaux de poste, de petites
gares, et en général de beaucoup de services de proximité.
La bagnole a tué les commerces des petits centres urbains concurrencés
par la commodité des vastes parkings de la grande distribution, leurs
produits et leurs carburants à prix cassés,
La bagnole est une prison dans les embouteillages,
La bagnole pèse lourd dans le budget d'un ménage, pas seulement pour le
carburant mais pour l'achat, l'entretien, l'assurance, le
stationnement, ou les contraventions,
La bagnole, malgré les nombreux (et donc coûteux) système de sécurité
dont on la dote, est un instrument porteur d'une puissance
dangereuse qui peut tuer par accident mais aussi parfois
intentionnellement lorsqu'on la transforme en arme. Ne parle-t-on pas
de violence routière ?
En étant tout cela (réellement ou en puissance) la bagnole agit sur le
comportement du conducteur de façon contradictoire et tend à dérégler
son jugement.
Le citoyen converti en automobiliste aurait dû être abondamment
averti, non seulement des coûts multiples de son transport, mais aussi
de la modération d'usage nécessaire face à une invention si retorse.
N'aurait-t-il pas fallu, comme sur les paquets de cigarettes, placarder
sur
les portières de voitures ou afficher sur le tableau de bord des
inscriptions brutalement dissuasives ?
Quant à ceux qui gouvernent et à ceux qui organisent ou contribuent à
organiser et à aggraver l'addiction de notre société à la bagnole, s'ils étaient un
tant soit peu clairvoyants et responsables, ils auraient dû depuis
longtemps déjà tout faire pour tempérer son usage et les conséquences
néfastes qu'il entraîne, tout faire pour trouver et développer les
alternatives à la sacro-sainte bagnole: développement volontariste de
transports publics efficients et attractifs, covoiturage, véhicules
"propres", autres moyens de transport et circulations "douces",
restrictions de circulation, régulation de l'urbanisme et de
l'aménagement du territoire, fiscalité incitative mais aussi
redistributive.
Le désarroi est aujourd'hui d'autant plus fort que dans ce domaine,
après avoir trop longtemps procrastiné, les autorités invoquent
l'urgence écologique pour justifier l'augmentation des taxes. Qui
peut croire aux protestations de vertu écologique d'un exécutif si
obstiné à faire des économies sur la politique ferroviaire, et
réveillant opportunément la taxation écologique pour compenser les
cadeaux fiscaux faits aux privilégiés dans l'euphorie des premières
semaines du quinquennat ?
(*) En étant devenue un moyen de
déplacement dominant, la voiture tend à changer les modes de vies et à
rendre par certains côtés plus difficile la vie des minoritaires qui
par choix ou par nécessité ne disposent pas de voiture. Voir cet article par exemple.(retour)
(**) Il suffit pour en juger de comparer
le prix de l'énergie mécanique lorsqu'on la produit avec de l'essence ou avec des
muscles: pour produire 1kWh,
il faut environ 25 centilitres d'essence,
c'est-à-dire moins de 0,40 € (même avec pas mal de taxes). Pour
produire 1 kWh, un humain doit ramer ou pédaler fort pendant une demie
journée. Payé même assez peu, cela fait de l'ordre de 50 € (ou 80 € en
comptant les cotisations sociales). On peut ainsi estimer que
le kWh à base d'essence est 100 à 150 fois moins cher que le kWh
produit par
un humain. (retour)
(***) Parmi ceux qui se plaignent d'être
contraints par leur budget carburant, il y en a probablement beaucoup
qui pourraient faire de notables économies en pratiquant l'éco-conduite
(en gros conduire "mou") et en choisissant le moment venu une voiture
légère et sobre.(retour)
(****) Ce concept vient du géographe
Christophe Guilluy qui, quels que soient les reproches qui lui sont
faits dans le milieu universitaire, a été le premier à percevoir et à
nommer ces laissés pour compte de l'urbanisation contemporaine. Ce qui
est le plus discutable chez Guilluy est moins la simplification qui
consiste à donner un nom unique à un phénomène complexe que la
dénonciation sous-jacente d'une alliance bien pensante de fait entre
bobos des centre villes gentrifiés et immigrés pauvres des proches
banlieues. (retour)
57. La démocratie conquise par les trolls
(après l'élection au Brésil)
début novembre 2018
Dans une
assemblée ou une réunion publique, il arrive souvent que quelques
provocateurs à grande gueule perturbent les débats au point parfois de
les anéantir. Un contrôle à l'entrée, des règles pour les participants
(prise de parole, expression polie, ...), un service d'ordre,
permettent de préserver une certaine civilité. Mais ces mesures de
contrôle, censées favoriser la démocratie, peuvent aussi servir de
prétexte pour étouffer un débat nécessaire. Il arrive donc aussi que
l'irruption provocatrice soit à même de permettre à une parole
exclue de s'exprimer en contournant la censure institutionnelle.
De façon analogue, sur les forums internet, des intervenants sous
pseudonyme peuvent par leurs provocations polluer une discussion et
l'entraîner loin du sujet d'origine, ou la faire dégénérer en un pugilat
verbal envahissant et stérile. On désigne ces provocateurs sous le nom de trolls. Si
on veut limiter ce phénomène perturbant(*), il
faut pouvoir contrôler les entrées et modérer activement les
interventions. Le juste milieu entre liberté d'expression et censure
est ici encore difficile à définir.
Aujourd'hui, nous sommes obligés de constater que même si elles donnent
lieu à un contrôle important, les institutions démocratiques des pays
peuvent elles aussi être sujettes à l'irruption de trolls.
Ainsi Donald Trump comme Jair Bolsonaro, avant de se faire élire, ont
émergé au grand public comme histrions politico télévisuels. Histrions,
car entre le troll et le clown, la frontière est poreuse. Le troll
comme le clown transgressent la bienséance, cherchent à déranger, l'un
pour le scandale, l'autre pour le rire, et du reste, la posture du
clown est souvent un refuge pour le troll qui est allé trop loin: "non,
mais je rigole !" dit-il, si les réactions tournent à son désavantage.
L'irruption de clowns dans la politique est loin d'être nouvelle, mais
un certain sens des convenances les maintenait en marge des vrais
débats. Dans leur compétition pour l'audience, les médias d'aujourd'hui
accompagnent et donnent un écho à cette parole bruyante: dans les
talkshows, on cherche le clash qui fera du buzz, la formule choc qui
sera partout répercutée, et les provocateurs (humoristes ou trolls) ont
leur rond de serviette.
Dans les médias "classiques", lorsque les choses allaient trop loin ou
prenaient une tournure dangereuse, la responsabilité éditoriale
incitait les rédactions à étouffer les provocations ou à faire des
excuses publiques. L'importance de l'investissement financier pour la
presse écrite ou audiovisuelle (entretien des équipes de journalistes,
coûts de production et de diffusion) obligeaient les médias qui se
voulaient respectables à un minimum de professionnalisme. Dépendant
pour la plus grande part d'un lourd financement public ou privé ils
pouvaient être sous influence, mais si le contexte
était suffisamment démocratique, leur pluralité tempérait la
possibilité de jouer trop fortement de cette influence. Il faut dire
aussi qu'au fil du temps,
l'autodiscipline des médias avait débouché sur un conformisme quelque
peu étouffant.
La liberté d'expression en recherche d'autres canaux d'information a
trouvé avec l'internet et aujourd'hui les réseaux sociaux une nouvelle
voie, et l'ensemble de la sphère médiatique en est bouleversée(**).
L'accès à la publication est facilité par ce système qui offre à chacun
un espace d'expression et organise en outre un bouche-à-oreille
extraordinairement efficace pour démultiplier des messages. La
publicité(***) a bien entendu sauté avec
avidité sur cette opportunité et s'est acheté de larges espaces, mais ces canaux sont aussi une voie
possible pour des succès moins fabriqués, comme le montrent par exemple certains
youtubeurs (qu'ils s'attachent à des sujets futiles ou responsables),
comme le montre aussi l'ampleur atteinte par certaines pétitions, ou
l'écho rencontré par des appels à manifester. Inévitablement l'espace
peu régulé de la toile s'est aussi révélé fertile pour la
désinformation, le dénigrement et même la haine. Et bien sûr,
l'internet est devenu un incontournable des campagnes électorales,
offrant à la communication politique une multitude de déclinaisons pour
atteindre toutes sortes de cibles.
Malgré toutes ces dérives, la liberté du net est revendiquée au nom des
bons usages qu'elle permet, et les demandes de régulation rencontrent
souvent une méfiance de principe. Tout ce qui peut s'apparenter à de la
censure a mauvaise presse, à fortiori pour ceux qui croient à la magie
de l'autorégulation comme une loi universelle.
De toutes façons, pour des raisons techniques, ou parce que l'anonymat,
la confidentialité et le cryptage font partie de l'attractivité des
plateformes, il est de plus en plus difficile de contrôler les contenus
d'information. La viralité profite donc au sensationnalisme et aux
provocateurs que l'anonymat institué a libérés de leurs inhibitions.
La forme des messages privilégie l'écriture brève, et donne une large
place aux images et aux vidéos. On s'adresse de moins en moins à la
raison et de plus en plus aux affects: sensiblerie et compassion,
moqueries et humour, mais aussi haine ou réactions d'horreur. Dans la multiplicité presque infinie des messages, le
système des "like" institue une course à la popularité qui pousse à la
surenchère bien plus qu'à la nuance.
On est facilement convaincu, même momentanément, par des arguments
lapidaires qui ont l'apparence de la logique, même si pour cela ils
falsifient la réalité. On préfère souvent une explication, même fausse,
à une interrogation laissée en suspens ou à des causes trop
embrouillées pour être bien identifiées.
Tout cela est renforcé par l'efficacité qu'un message peut avoir lorsqu'il est reçu par des
réseaux de relations privées. Si vos "amis" ne jouent pas un rôle de
filtre suffisant, vous pouvez être atteint par les inepties et les
horreurs qui inondent la toile. Sans compter que la qualité "d'ami" est
facile à usurper. Les intervenants mal intentionnés rencontrent peu
d'obstacles pour ouvrir de "faux comptes" sur les réseaux.
C'est ainsi que ceux qui s'informent par des médias sous déontologie
sont de moins en moins nombreux, et que ceux qui pensent se tenir
informés via les réseaux sociaux pèsent de plus en plus. C'est
particulièrement vrai dans des pays comme les États-Unis ou le Brésil,
ou l'élection d'un Trump ou d'un Bolsonaro doivent beaucoup aux
informations tendancieuses, malveillantes ou franchement fausses
colportées par les réseaux sociaux.
On dit souvent qu'une démocratie ne peut fonctionner sans un bon
système d'information des citoyens, et que cela passe par des médias
indépendants, soucieux de la vérité, responsables et honnêtes. Ces
qualités ne s'obtiennent qu'en sacrifiant une part de leur réactivité
et en travaillant sur une expression plus policée. La nécessité d'un
certain contrôle sur l'information, notamment en période électorale, a
conduit à instaurer des règles en matière de dépenses de campagne(****).
Le simplisme des formules politiciennes, les présentations biaisées des
communicants ou les francs mensonges colportés par des canaux
multiples, tout cela n'est que laborieusement combattu par le
fact-checking des organes de presse lorsqu'ils acceptent d'y
consacrer des moyens. Le succès électoral des trolls est un symptôme
fort du dérèglement de l'information. La circulation accélérée des
rumeurs sur la toile peut ainsi rendre fou le débat démocratique, ce
qui ne doit pas non plus faire oublier que dans des sociétés très
inégalitaires, la domination sans partage des gros intérêts d'argent
fait douter de la politique et finit par faire apparaître comme un
recours ultime l'élection de bonimenteurs autoritaires.
La liberté de ton des réseaux internet et la possibilité d'une
diffusion hyperfluide sont souvent présentés comme un élargissement de
la démocratie. On a pu ainsi trouver rafraîchissante la mobilisation
citoyenne sur les réseaux qui a porté au pouvoir Barack Obama, mais la
puissance de ces techniques, en accélérant aussi la propagation du
n'importe quoi a en même temps déstabilisé les démocraties. On est
maintenant au point où la masse des électeurs exposée à la multitude
des messages incontrôlés(*****) qui circule sur la toile, peut en arriver à mettre des trolls au pouvoir.
(*) "Don't feed the troll" comme on dit.
L'ostracisme collectif des usagers du forum est aussi une méthode
efficace, mais jusqu'à un certain point. L'effet reste réduit si le
forum n'est pas suffisamment modéré.(retour)
(**) Le contenu, le rythme et les
méthodes des médias classiques ont évolué à la fois pour rendre compte
du climat des réseaux sociaux et aussi pour répondre à la concurrence
qu'ils représentaient. Le développement du fact-checking dans ces
médias est une facette de cette évolution.(retour)
(***) Rappelons qu'une grande part de la
"gratuité" d'internet vient de son financement (visible ou masqué) par
la manne publicitaire. Voir mon billet n° 22 d'avril 2015.(retour)
(****) On voit aujourd'hui quelles
difficultés il y a à contrôler la régularité des dépenses de campagne,
et comment un dirigeant de parti confronté à la machine judiciaire se
sert amplement des réseaux sociaux pour relayer son mécontentement.
D'une certaine façon, la boucle est bouclée.(retour)
(*****) Il est peut-être faux de parler
de messages incontrôlés: sans être complotiste, on peut à bon droit
penser que des officines assez professionnelles aux intentions suspectes
sont à l'origine d'une bonne part de la folie du net. Steve Bannon,
qui
a orchestré la campagne de Trump aux USA et qui essaye en Europe de
susciter une conjonction des nationalismes, a repris du service auprès
de
Bolsonaro.(retour)
56. Savoir, religion et obscurantisme
début octobre 2018
Encore un billet consacré à la religion.
Celui du mois dernier s'intéressait à la religion du point de vue
institutionnel, et montrait l'influence politique de la religion
contemporaine des marchés, dénoncée sous le nom "d'agorathéisme" par
Stéphane Foucart, chroniqueur scientifique du journal Le Monde.
Aujourd'hui, je parlerai de la religion comme l'un des moyens de se
doter de certitudes, et de la façon dont elle voudrait se substituer à
une connaissance bien construite.
Je viens en effet de lire un autre livre du biologiste et vulgarisateur Thomas Durand, "L'ironie de l'évolution"(*),
consacré à l'opposition créationniste (et donc principalement
religieuse) à la théorie darwinienne de l'évolution. Une des forces de
ce livre est notamment de montrer que la pensée
religieuse, qui fait tant obstacle à la connaissance scientifique, peut
précisément être vue comme un produit de l'évolution.
Le succès évolutif des hommes doit en effet beaucoup à la cohésion et à
l'efficience de leur action en société, à leur façon de coopérer, de
s'entraider et de transmettre par l'apprentissage. L'évolution
darwinienne a ainsi favorisé notre aptitude croissante à lire les
affects et les intentions des autres hommes et c'est sur ce terreau
cognitif que les religions ont prospéré. Habitués à se préoccuper du
comportement des autres, les hommes en sont venus assez naturellement à
imaginer que leur environnement était peuplé d'êtres agissants, pensant
ainsi implicitement mieux le comprendre et mieux s'y comporter. C'est l'origine de la vision religieuse du monde. Dans
bien des circonstances, il a pu être avantageux pour les humains de
réagir aux circonstances en fonction des intuitions propagées par la
religion plutôt que d'arbitrer à l'issue d'une réflexion critique
informée et approfondie. La religion s'est en quelque sorte constituée
comme une façon de canaliser dans un sens globalement favorable au
groupe des dispositions intuitives plus opérantes qu'une analyse
réfléchie mais laborieuse. La force des religions, en racontant le
pourquoi du monde et en le peuplant d'esprits ou de dieux, est
d'intégrer ce monde dans un cadre affectif vecteur de morale. Il est
plus simple et plus rapide de se conformer à la volonté d'un dieu ou de se concilier ses bonnes grâces que
d'avoir à comprendre et mesurer les conséquences d'un acte dans un
monde compliqué.
Aujourd'hui, après quelques siècles de science, on se rend compte dans
bien des domaines qu'une connaissance fondée sur l'objectivation
méthodique des expériences est préférable, et avec cette curiosité, les
récits imaginaires sur lesquels s'appuyaient les religions voient leur
véracité mise en doute par les sciences. Pour garder leur emprise, les
institutions religieuses n'ont pas manqué de faire obstruction aux
avancées de la connaissance, et tout en plaçant par principe les
"vérités révélées" au dessus des vérités découvertes avec rigueur et
méthode, elles n'ont pas manqué de revendiquer le monopole de la
morale. Les personnes éduquées dans la religion sont alors confrontées
à des contradictions, et pour sortir de cet inconfort intellectuel,
elles sont conduites à abandonner la religion (ce qui n'est pas
toujours aisé), ou bien alors à développer des arguties pour nier les
connaissances dérangeantes ou aménager des conciliations(**).
Le livre de Thomas Durand est centré sur l'opposition entre science et
créationnisme, mais aujourd'hui, on peut tout autant convoquer cette
réflexion pour mieux cerner en quoi les alarmes écologiques, qui
majoritairement résultent des observations de la science, se heurtent
aujourd'hui de façon frontale à la religion contemporaine du Progrès
techno-industriel. Pendant les Trente Glorieuses, qui ont aussi été des
années de Guerre Froide, le débat majeur était interne à cette religion
du Progrès techno-industriel, opposant l'obédience capitaliste libérale
et l'obédience communiste planificatrice, mais depuis la chute du monde
communiste, on peut dire que la foi néolibérale (l'agorathéisme de Stéphane Foucart) est le prolongement actuel de la religion du Progrès.
Avoir peur de fâcher les marchés ou de faire fuir ces demi-dieux que
sont les investisseurs, penser que l'idéal de tous est de s'enrichir,
croire que tout ce foisonnement technique engendré par la compétition
inventive ne peut être que globalement bon, sont des convictions
fortement ancrées dans le milieu des élites économiques et politiques.
Sur le plan social, ces élites (et ceux des classes plus modestes
qu'elles ont convertis) en viennent à nier (ou à minimiser fortement,
ou même à justifier) la misère provoquée par les politiques
d'austérité, à se fermer les yeux sur les injustices criantes contre
lesquelles on fait si peu, à distordre la morale pour les faire
accepter, ou à se légitimer comme seul barrage au populisme montant.
Et pour revenir aux questions écologiques, qui aujourd'hui remettent
fortement en cause l'idolâtrie du Progrès
techno-industriel(***),
cette religion pousse ceux qui en sont adeptes (et notamment la plupart
de nos dirigeants politiques et économiques) à se fermer les yeux sur
l'ampleur des changement nécessaires, à repousser l'échéance des
réformes, quand ce
n'est pas à nier leur nécessité. La foi dans la technique salvatrice
pousse aussi à s'aveugler sur les grands dangers du nucléaire, à croire
au transhumanisme et aux bienfaits de l'homme augmenté, à placer de
l'espoir dans une conquête spatiale manifestement hors de portée.
Pour le croyant de ce Progrès, la sobriété ou la frugalité ne peuvent par
principe être que des régressions inacceptables, et en aucun cas des
possibilités pour un bien-être plus authentique et mieux partagé, et cela
coupe court à toute analyse lucide et factuelle des conséquences
politiques de l'enjeu écologique.
Il est difficile de renoncer à l'espoir un peu simpliste d'une issue
radieuse à l'innovation technique, car il est fortement ancré dans les
esprits après quelques siècles d'évolution technique. Il n'est pas
facile, face au récit héroïque dont nous sommes en permanence abreuvés(****),
d'imaginer un progrès réorienté vers la reconnaissance des valeurs
naturelles et vers une coexistence pacifiée avec la biosphère. Et
pourtant, nombreux sont les exemples qui montrent la voie, non pas en
refusant toute invention technique, ou en versant dans une paranoïa
obscurantiste et technophobe, mais en expérimentant des alliances plus
subtiles entre savoirs nouveaux, savoirs anciens et respect d'une
nature mieux comprise. Apprendre sinon à refuser, du moins à se défier
des trop grandes facilités offertes par l'industrie et le commerce
mondialisé, apprendre à mesurer le recours (direct ou indirect) aux
énergies faciles (et très souvent fossiles), reconnaître à un juste
niveau la valeur de la vie et de la biodiversité, n'est pas tant céder
à la mode d'une nouvelle religion bobo-écolo que préférer une sagesse
adulte à la croyance naïve dans un Progrès en fin de course.
Dénoncer les mirages d'une course technologique dopée par la
spéculation financière, renoncer à la puissance massive et aux
multiples gadgets des SUV (*****) et autres
grosses berlines pour leur préférer l'inventivité de la mobilité douce,
expérimenter un confort sobre en énergie privilégiant les
renouvelables, redécouvrir la complexité, la productivité, la
résilience et la beauté d'un écosystème varié et s'opposer à
l'industrialisation du vivant, ça n'est pas être la victime crédule de
prophètes de malheur ni s'enfermer dans une secte passéiste, c'est
ouvrir des voies pour une humanité à sa juste place dans la biosphère.
(*) "L'ironie de l'évolution" de Thomas Durand, éditions du Seuil 2018. (retour)
(**) Thomas Durand fait état d'une
statistique indiquant que la biologie est la branche de la science où
on trouve la plus forte proportion d'athées. (retour)
(***) voir mon billet n° 51 sur le Saint-simonisme.(retour)
(****)Un contre-récit intéressant est donné par l'historien des techniques Jean-Baptiste Fressoz dans un livre édité au Seuil, L'apocalypse joyeuse . (retour)
(*****) Sport Utility Vehicle, ce sont
ces grosses voitures lourdes, hautes sur pattes et vaguement 4x4 qui
selon les commentateurs du Mondial de l'Automobile seraient un créneau
dominant pour les grandes firmes automobiles. (retour)
55. Religion du Marché et écologie
début septembre 2018
Il
y a moins d'un mois, au milieu de l'été, mon précédent billet
s'inquiétait du décalage entre les alertes écologiques et l'absence de
réaction sérieuse dans le monde des décideurs.
La démission de Nicolas Hulot il y a quelques jours montre (toute
ironie et vanité mise à part) que je ne suis pas seul à faire ces
constats accablants.
D'une certaine façon la divergence entre Hulot et le gouvernement dans
lequel il avait accepté de siéger avec un rang élevé, peut être résumée
comme une divergence d'ordre religieux. Comme tout bon écologiste,
Hulot "croit" à la Nature, à la Biosphère, à Gaïa ou dit
autrement à la Terre-Patrie d'Edgar Morin. Il se définit des impératifs
catégoriques en lien avec ses convictions : respect des équilibres
planétaires, stabilisation du climat, défense de la biodiversité,
etc.... Les membres du gouvernement dont il vient de démissionner
"croient" eux aux vertus à priori de l'économie de marché et ont pour
priorité la "bonne marche" de l'économie (selon les critères
néolibéraux). Ils prient pour le retour de la croissance qu'ils veulent
"libérer" et adoptent comme impératifs catégoriques ceux qui sont
énoncés par les institutions mondiales financières et commerciales:
compétitivité économique, orthodoxie budgétaire, privatisations, etc..
. La faiblesse de Hulot est de croire lui aussi un peu au Marché, alors
que Macron, Philippe et les autres ne croient pratiquement pas à la
Nature. Il se voit ainsi imposer des compromis dans lesquels il n'est
jamais question de remettre en cause le libéralisme économique
responsable de la dégradation écologique.
Le missionnaire Hulot démissionne, faute d'avoir réussi à convertir les dirigeants qui l'avaient invité dans leur cercle.
Un livre salutaire acheté il y a peu au hasard d'une librairie vient à
point pour préciser cette interprétation. "Des Marchés et des Dieux"
est un livre de Stéphane Foucart(*),
chroniqueur scientifique au journal Le Monde, qui a décidé de traiter
de façon approfondie la question de l'économisme et en particulier du
néolibéralisme, vus comme une véritable religion. C'est une idée qui
n'est pas nouvelle: Bernard Maris, Jacques Généreux et bien d'autres(**)
ont parlé de cette secte des économistes orthodoxes, de son aveuglement
face aux dérèglements économiques, induit par une foi absolue dans la
bienfaisance des marchés. Stéphane Foucart, en plus de noter la
structuration de cette communauté de clercs et son idéologie, montre sa
dominance dans les sphères dirigeantes.
Dans un parallèle très convaincant, il fait une comparaison avec la
religion romaine, dont les experts religieux (augures, pontifes)
étaient consultés par les gouvernants pour décider des choix
politiques conformément aux volontés supposées des différents dieux.
Les dirigeants n'exerçaient leur pouvoir (potestas) que sous l'autorité
(auctoritas) de la religion. C'est donc une religion qui agissait par
son autorité sur les dirigeants, et non du fait qu'elle induisait chez
les citoyens une philosophie de vie majoritaire(***).
La religion des marchés ou du Marché est aujourd'hui très semblable. Il
lui donne le nom d'agorathéisme, terme à mon goût pas très heureux,
l'agora évoquant plus pour nous aujourd'hui la place publique que le
marché(****). Le Marché dont l'alchimie
complexe permet à une volonté supérieure de se révéler est le phénomène
central de cette religion. Il est multiple car il y a des marchés pour
toutes sortes de choses, produits, biens, services, ou ressources
naturelles. Les dirigeants de grandes institutions bancaires, les
experts financiers des agences de notation, les analystes et
commentateurs en économie sont les pontifes et les augures de ce qui
est donc un polythéisme des marchés.
Le livre pousse l'analyse en examinant la coexistence de cette religion
avec les religions "anciennes", et la substitution qui s'opère dans les
sociétés. comparables à d'autres substitutions ayant eu lieu dans
l'histoire, avec des résistances, mais aussi du syncrétisme, la
récupération de certains codes, rites et lieux emblématiques. Il
regarde la façon dont le pouvoir est sous son autorité, avec quel
catéchisme on endoctrine les citoyens, qui sont les représentants du
clergé, les chantres, etc... Il montre aussi que cette religion
est apparue au début du XIXe siècle, à un moment ou le christianisme
était affaibli, mais ou de nouveaux cultes se cherchaient (Etre
suprême, Grand Architecte, Science et Industrie(*****),
Ordre et Progrès, ....). Il montre le lien avec l'admiration pour
les optimums physiques analysés par Newton ou Leibniz, il montre les
contorsions logiques pour mathématiser les "lois d'équilibre du Marché"
qui m'ont fait penser à la façon dont les observations astronomiques
sont détournées par les astrologues.
Stéphane Foucart s'intéresse aussi au paradoxe des Etats-Unis,
supposément chrétiens, mais si peu portés sur les valeurs du
christianisme et terre d'élection emblématique de l'agorathéisme. Il
explique l'influence dans les années 1970 du "prix Nobel d'économie"
institué après deux décennies de keynésianisme pour apporter du
prestige à la discipline économique, surtout dans sa version
néolibérale (******). Il montre comment cette
nouvelle église combat les idées qui remettent en cause le dogme du
Marché optimal et salvateur, comment le rapport Meadows qui alertait
sur les limites à la croissance a été vilipendé (et calomnié) par les
cercles économiques (bien plus que par les scientifiques). De même, les
milieux économiques ont été des foyers de climatoscepticisme et de
façon plus générale ont amplement participé à faire prospérer le doute
sur les alertes écologiques à propos des pesticides, du tabac ou
des OGM.
Il montre aussi comment le clergé en place, celui des économistes
orthodoxes, est plus que rétif à l'entrée dans l'église officielle d'un
parole plus critique: face aux dégâts sociaux et environnementaux,
l'orthodoxie économique réagit en instaurant de nouveaux marchés, en
quelque sorte de nouveaux dieux remédiateurs, mais refuse tout
questionnement des dogmes fondamentaux et cherche à disqualifier les
discours réformateurs proposés par les économistes hétérodoxes.
Pour se libérer de l'emprise de l'agorathéisme, ce livre ne donne pas
d'autres clés que la science (Stéphane Foucart est chroniqueur
scientifique, rappelons-le), ce qui ne me convient pas complètement,
car si c'est effectivement dans la science qu'il faut chercher des
certitudes sur les alarmes écologiques (et bien sûr sur les dégâts
sociaux imputables à l'économisme), il existe aussi par ailleurs une
croyance excessive dans les pouvoirs de la science. On l'appelle le
scientisme et sa dimension religieuse mériterait bien d'être elle aussi
analysée.
Revenir à la raison scientifique est certes une façon de contrer
l'agorathéisme, mais dénoncer la vacuité et la démesure (et pas
seulement la nocivité) du projet productiviste contemporain permettrait
aussi de présenter la défense de la biosphère comme une sagesse
positive.
Malgré cette réserve, l'argumentation forte du livre pour souligner le
côté proprement religieux de la foi dans les marchés est tout à fait
salutaire. Evidemment, on peut s'attendre, s'il rencontre quelque
audience, à ce que le clergé attaqué disqualifie son auteur selon un
procédé classique en lui déniant le droit à parler d'économie.
On voit par là qu'au delà des observations et des connaissances,
l'orientation collective des sociétés relève encore de phénomènes
d'ordre religieux. Il est possible que la religion (prise ici dans un
sens très large) soit pour une société une façon normale de se
forger une cohérence d'action. De multiples religions se proposent au
monde contemporain(*******),
mais l'enjeu pour l'humanité mondialisée est de choisir celle qui
propose la bonne voie (s'il y en a une), de la faire prospérer et de
lui faire gagner en influence, voire en autorité.
(*) éditions Grasset, avril 2018.(retour)
(**) On parle à leur propos d'économistes
"hétérodoxes", certains d'entre eux se sont qualifiés d'atterrés,
Thomas Porcher a publié en mars 2018 chez Fayard un Traité
d'économie "hérétique".(retour)
(***) A l'inverse, la morale écologiste
vise à rendre majoritaires les comportements individuels vertueux plus
qu'à régenter le pouvoir politique. J'évite de parler de religion
écologiste, car si on peut dire que l'écologie a des croyances (en
grande partie fondées sur des constats scientifiques rappelons-le) et
propage une morale, elle est encore loin d'avoir la structure sociale,
ni surtout le pouvoir d'une religion.(retour)
(****) On parle souvent d'économisme,
Jacques Généreux parle de "marchéisme", néologisme linguistiquement
boîteux, et qui ne sonne pas "religieux". Mercathéisme me plairait
plus. Il me semble que ce que j'ai ailleurs appelé la Phynansphère
pourrait aussi désigner l'Ecclésia Mercathéiste.(retour)
(*****) voir la fin de mon billet sur le Saint-simonisme.(retour)
(******) Ce prix a été institué par la
Banque de Suède "en l'honneur d'Alfred Nobel" pour promouvoir des idées
économiques opposées à la social-démocratie. Depuis sa création il a
promu en majorité des économistes néolibéraux. Par contre, Stéphane
Foucart ne montre pas comment le tournant néolibéral
Reagano-Thatchérien est la revanche sur le keynésianisme d'après-guerre
d'une petite secte groupée autour de Friedrich Hayek et Milton Friedmann, la Société du
Mont Pélerin. Pour cela voir "Le Grand Bond en arrière" de Serge Halimi
qui date déjà de 2004.(retour)
(*******) Le sport (compétition et
exploit), la magie technologique, la fuite dans d'autres mondes, la
richesse et la foi dans le Marché, la Nature et la planète, la
créativité artistique, la jeunesse la beauté et la mode, le repli dans
une bulle de bien-être, etc.....(retour)
54. Dissonance cognitive
mi-août 2018
En
cet été 2018, c'est la canicule un peu partout dans l'hémisphère nord.
Les messages de vigilance redoublent, la climatisation(*) tourne à plein, et on met en veilleuse quelques centrales nucléaires pour éviter de trop faire chauffer les fleuves.
Fin juillet, les journaux répercutent des publications scientifiques
sur 2017 année la plus chaude depuis longtemps (Le Monde du 3 Août,
p.6). Un climatologue interviewé dans Libération
indique ce qu'il faudrait faire (augmenter massivement le prix des
carburants, restreindre les voyages en avion, notamment), tout en
expliquant qu'on ne le fait pas pour cause d'impopularité (**).
Début août 2018 selon le WWF, c'est à l'échelle mondiale le "jour du
dépassement". C'est-à dire le jour où l'humanité a depuis le 1er
janvier de l'année consommé ce que la biosphère terrestre peut produire
(ou régénérer) en une année entière. Cela veut dire qu'en 2018,
l'humanité prise dans son ensemble "abuse" de la biosphère à un rythme
deux fois trop rapide. Si on regarde de façon un peu plus
précise, le dépassement ne se fait pas à la même date dans tous les pays:
début février pour le Qatar, mi-mars à fin mars pour les Etats Unis, le
Canada, le Danemark ou l'Australie, mi-avril pour la Belgique, la
Suède, la Finlande, la Norvège, la Corée du Sud ou la Russie, début mai
pour la France, l'Allemagne, la Suisse, le Royaume Uni ou le Japon,
mi-juin pour la Chine, l'Argentine, l'Espagne, le Portugal, etc...
Merci au Pakistan, à Madagascar, aux Philippines, au Sénégal, à l'Inde,
au Cameroun, à la Côte d'Ivoire, au Cambodge, qui nous donnent de la
marge en consommant en un an moins que leur part annuelle légitime (***).
Dans le même temps, on apprend que les voyages en avion augmentent
continûment: 3 milliards de passagers en 2013, 4 milliards en 2017, et
des prévisions de 7 milliards en 2033 ou 16 milliards en 2050). Dans
les milieux économiques, on se réjouit de ces belles perspectives de
croissance(****) tout en soulignant avec
regret les difficultés à Air France avec la grève des pilotes et
l'absence de PDG. En réalité c'est la même chose: le voyage low
cost (qui s'appuie entre autres sur une exploitation abusive du
personnel -voir la grève chez Ryanair-) favorise la multiplication des
voyages et met en crise le modèle économique d'une compagnie comme Air
France, héritière d'un modèle de service public élitiste.
À Barcelone, on manifeste contre le tourisme de masse, qui pourrit la
vie des habitants de la ville. Dans d'autres grandes villes, on observe
une hausse des loyers due à l'effet d'aubaine des locations
touristiques par internet.
On s'inquiète du coup de frein probable donné aux ventes de grosses
voitures par les mesures antipollution plus rigoureuses après le scandale des moteurs truqués.
Et de son côté, Trump allège les exigences antipollution imposées sous
Obama en prétextant qu'elles brident l'industrie automobile.
Le journal Le Monde profite de sa formule d'été pour faire une série
sur les enjeux de l'eau. Le reportage du 3 août s'intéresse au cas du
Nevada et de l'Utah. On y lit que la consommation d'eau des villes
construites dans des lieux désertiques est énorme (jusqu'à 1200 litres
par jour et par personne à Saint George). En cause, non seulement
certaines normes de confort, mais aussi l'irrigation massive, en
particulier des golfs.
Et près de chez moi, en pleine canicule, la balayeuse municipale
vrombit toute la journée, précédée d'un employé casqué qui s'acharne
avec sa soufflette sur quelques rares feuilles mortes et mégots.
Dans toutes ces contradictions, on peut se contenter de ne voir qu'un
ensemble d'incohérences comme très souvent dans les affaires humaines,
mais rien n'interdit d'y lire aussi une certaine cohérence, assez
désespérante il est vrai: l'humanité (en tous cas une portion
importante et fortement active de cette humanité) semble vouloir
ignorer délibérément les alertes environnementales, et préférer (au nom
de la croissance économique) précipiter tout le monde de façon
accélérée dans l'effondrement climatique et écologique. Comme l'avait
si bien dit Jacques Chirac (*****) lors du sommet de la Terre en 2002 à Johannesburg, "Notre maison brûle et nous regardons ailleurs".
(*) La climatisation, qui est au local
habité ce que le groupe réfrigérant est au frigo, en plus de consommer
de l'électricité, rejette de la chaleur dehors pour rafraîchir
l'intérieur. C'est donc une solution à courte vue, nocive à long terme,
qui ne devrait se justifier que pour des cas bien particuliers.(retour)
(**) mais dans le même temps, notre
gouvernement tient bon sur d'autres réformes impopulaires, réduisant
les impôts des riches et comprimant les dépenses publiques pour
soi-disant favoriser l'investissement et "libérer" la croissance.(retour)
(***) Ce raisonnement repose sur la
notion d'empreinte écologique, qui correspond à la surface terrestre
virtuellement mobilisée par les activités liées à la consommation d'un
individu, d'un groupe, d'une ville ou d'un pays (plus de précisions sur
ce concept ici). Alors que la capacité de la biosphère imposerait que
l'empreinte moyenne d'un terrien soit légèrement inférieure à 1 ha,
cette empreinte est aujourd'hui de 1,6 ha. Celle du Français moyen est
de 4,7 ha, et mon empreinte personnelle, calculée sur la partie dédiée
du site est de 1,8 ha.(retour)
(****) On remarquera au passage que cette
croissance n'est pas tant celle des voyages d'affaires que celle des
voyages de particuliers, pour le tourisme et aussi pour raisons
"familiales", dans la mesure ou la mondialisation a engendré des
familles de plus en plus dispersées, que ce soit dans le milieux
favorisés avec des cadres voyageurs et des familles internationales,
mais aussi dans les milieux défavorisés avec l'émigration "économique".(retour)
(*****) discours écrit (si on en croit
wikipédia) par Jean-Paul Deléage, belle formule dans la bouche de notre
chef d'état de l'époque, mais phrase hélas sans grand lendemain.
(retour)
53. Tensions compétitives
début juin 2018
Les inquiétudes autour du nouveau système pour répartir les bacheliers (*)
dans l'enseignement supérieur, et quelques facs occupées par des
étudiants opposés à la "sélection" ont suscité beaucoup de débats. On
est à la recherche du "bon" système, celui qui permettrait d'assurer
équitablement l'accès des candidats aux études de leur choix, le tout
sans sortir de la sacro-sainte vertu budgétaire. Si on veut éviter la
reproduction des privilèges (mais tout le monde le veut-il ?), il faut
s'intéresser au processus d'entrée dans les études supérieures et
définir des critères. Faut-il être égalitaire ou méritocratique ?
Faut-il faire de la place pour tous ou mesurer les capacités d'accueil ?
Les procédures monopolisent ainsi les commentaires, on évite les
questions qui fâchent comme la possibilité de donner plus de moyens aux
universités, ou une possible réforme du statut très privilégié des grandes
écoles et de leurs classes préparatoires.
Mais surtout, je remarque qu'on ne remet jamais en cause (ou si peu)
cette longue course d'obstacles dans laquelle toute la jeunesse est
embarquée depuis un âge de plus en plus tendre.
Il semble apparemment acquis que la vie des enfants, puis des
adolescents et des jeunes doive être consacrée à naviguer avec succès
dans un labyrinthe éducatif, avec des choix qui engagent (dit-on) leur
avenir et leurs chances de bonheur. Les familles sont ainsi très tôt
confrontées à ces enjeux, mais seules les mieux placées (**) ont de véritables choix:
Où habiter pour profiter au mieux de la carte scolaire, faut-il au
besoin scolariser son enfant dans le privé, ou réorganiser sa vie pour
l'éduquer à la maison ?
Comment conduire son enfant dans le parcours scolaire en fonction des résultats, des espoirs, des possibilités ?
Quelles activités lui proposer hors de l'école: sport (lequel ?),
musique (où et quel instrument ?), apprentissage d'une langue
étrangère, ateliers de dessin, de sciences, d'informatique ou de
bricolage, loisirs de groupe ?
Quelles orientations choisir pour espérer voir s'ouvrir dans un avenir
pas trop lointain les portes vers un emploi si possible valorisant et
rémunérateur ?
On voit se développer une situation paradoxale où des enfants peu
nombreux sont à la fois choyés et protégés par leur famille, mais
voient peser sur leur tête la lourde charge de fortes ambitions.
En effet, la société compétitive prônée par le discours libéral a
aujourd'hui déteint sur l'enfance et la jeunesse qui sont de moins en
moins des périodes de bonheur préservé, d'épanouissement paisible,
ouvertes à l'hésitation, à la recherche sans but, bref à la liberté, et
sont de plus en plus des âges encadrés, tendus vers des objectifs et
des acquisitions, où règne déjà la performance, et où l'individu en
devenir doit très jeune s'aguerrir en vue de ses confrontations
futures.
On voudrait préserver l'enfant des dangers que lui réserve le monde,
tout en l'aidant à fourbir ses armes en vue de la lutte que sera sa vie
d'adulte. On forme pour lui des projets "pour qu'il ait le meilleur"
sans prendre le temps de voir à quel point les incertitudes du monde
actuel peuvent vider le sens de certains de ces projets. Car en
continuant de n'envisager la vie adulte que comme une course au
rendement économique, on oublie que ce modèle est promis à une crise
grave, autant par son instabilité chronique que par son incapacité à
s'adapter à la finitude de la Terre.
Que feront ces jeunes formés par les écoles de commerce à faire
fructifier l'argent quand ce monde de la marchandise sera en crise ?
Que feront tous ces conseillers en management, ces rois du coaching ou
ces créatifs de la pub si l'effondrement de l'approvisionnement
restreint drastiquement le gaspillage énergétique, la grande industrie,
les transports et le commerce suractivé ? Comment retomberont-ils sur
terre s'ils sont incapables de monter un meuble en kit, de réparer un
vélo ou de faire pousser un légume ?
Dans le monde merveilleux des premiers de cordée chers à notre
président ou des pages "Eco&Entreprises" du Monde, on croit "créer"
la richesse en faisant mousser l'argent et en gaspillant les
ressources, mais ce monde-là tourne de plus en plus à vide (***)
et le nombre s'accroît de ceux qui, après quelques temps passés à courir les
bonnes places, finissent par déchanter et veulent revenir à des projets plus en
phase avec les urgences terrestres.
En fréquentant le milieu des AMAP (****), je
peux voir à quel point ce modèle économique aujourd'hui dominant peut
perdre son aura aux yeux de certains qui après des études longues et
parfois brillantes décident d'une reconversion dans des domaines plus
concrets de l'agriculture ou de l'artisanat. Les exemples se
multiplient de jeunes ou moins jeunes ayant choisi d'abandonner une
carrière conforme au modèle dominant pour un métier certes plus
basique, mais ancré dans une réalité plus saine. Ceux-là, qui changent
de voie plus souvent par clairvoyance que par déception, commencent à
sortir de la marge où l'opinion les a un peu trop facilement rangés.
Loin d'être pauvres, ils ne sont peut-être pas riches d'argent, mais
ont pour eux leur savoir faire concret, leur lien à des réseaux de
solidarité, la satisfaction d'une production qui a du sens et la
certitude de participer à l'émergence d'un monde plus durable.
Un nouveau modèle émerge à bas bruit et grandit malgré l'absence de
subventions et malgré la réticence des pouvoirs installés. Il n'a pas
tant besoin de médaillés, de gens couverts de diplômes que de bonnes
volontés avides de se confronter à des choses bien réelles, désireux de
se forger une expérience, par eux-mêmes, en groupe ou auprès de
quelques précurseurs. Le monde contemporain officiel est celui
qui a vidé les campagnes en substituant des entrepreneurs aux paysans
et a dévalorisé l'expérience des artisans et l'intelligence de la main.
Et pourtant, c'est probablement là que se trouvent d'immenses
ressources pour l'indispensable transition écologique. Pourquoi notre
système éducatif s'intéresse-t-il si peu à cette forme d'avenir ?
(*) Le système " Parcours sup", qui remplace le défunt "Inscriptions post-bac".(retour)
(**)
Pour pouvoir réellement exercer des choix, il faut avoir certaines possibilités:
habiter dans des endroits pas trop "défavorisés", être au fait des
enjeux et au courant des manières de tourner la carte scolaire, pouvoir
payer une école privée ou des frais de logement, etc.... .(retour)
(***)
L'épuisement de la croissance tient beaucoup au trop plein de la
consommation, et c'est à stimuler encore celle-ci que travaille la
machinerie
publicitaire. Cette fuite en avant, paraît-il pour tenter de retrouver
le plein emploi, ne manquera pas d'accélérer le gaspillage et les
dégâtas environnementaux.(retour)
(****)
Les AMAP sont des associations qui mettent directement en relation des
paysans producteurs et des mangeurs. Le mouvement des AMAP en pleine
expansion, apporte aussi son aide à des projets d'installation en
agriculture. (retour)
52. Droit ou morale, lequel prévaudra à Notre Dame des Landes?
fin avril 2018
Notre Dame des Landes cristallise de façon exemplaire l'opposition entre deux visions de l'avenir (*):
D'un côté de gros investissements et des moyens puissants sont déployés
pour le grand chantier d'un nouvel aéroport, un projet technocratique,
censé contribuer à la croissance économique, qui ne voit dans cette
zone que le support judicieusement localisé pour ce monument de la
modernité technicienne.
De l'autre côté, une résistance composite, regroupant la poignée
agriculteurs qui refusent encore l'expropriation, des défenseurs de la
nature qui veulent préserver un espace vivant et enraciné dans sa
géographie, ou des objecteurs de croissance opposés à la débauche
engendrée par ce nouveau chantier.
La confrontation s'éternisant dans toutes sortes de méandres
judiciaires, le territoire prévu pour installer l'aéroport est donc
resté longtemps dans un entre deux, après les expropriations et avant
le début des travaux. C'est dans cet entre deux que se sont installés
les Zadistes: transgressant la légalité au nom d'une éthique opposée à
l'évolution de la modernité dominante, ils ont occupé physiquement le
terrain en espérant par leur installation faire basculer l'indécision
de leur côté.
C'est du reste ce qui s'est passé puisque le gouvernement a fini par
trancher en faveur de l'abandon du grand projet, sans doute moins pour
éviter la confrontation avec les Zadistes que pour faire (à défaut de
véritable engagement écologique) une concession marquante au ministre
Nicolas Hulot et éviter ainsi de perdre sa caution en le poussant à la
démission.
Mais après ce recul stratégique très politicien, le président Macron et
son premier ministre, sont revenus à leur volonté moderniste de faire
disparaître cette population hétéroclite de décroissants et de doux
anarchistes qui avait colonisé le terrain devenu entre temps propriété
de l'État. Partant de l'idée qu'après avoir eu gain de cause, les
Zadistes voyaient s'évanouir l'objet de leur occupation, le
gouvernement a sciemment ignoré que la dimension protestataire de
l'occupation s'était accompagnée de l'éclosion d'un petit morceau
d'utopie concrète.
Ainsi, le macronisme qui couve les start-ups et entretient les
pépinières d'entreprises a-t-il en même temps envoyé un gros contingent
de forces de l'ordre pour détruire la mauvaise graine qui avait germé
sur la friche de la ZAD (**). Dans le
spectacle des gendarmes arrivés en nombre pour détruire la Ferme des
100 Noms et les autres cabanes, ce sont bien deux visions de l'avenir
qui s'opposent, l'une impatiente, productiviste, technophile et
profiteuse, l'autre rustique, bricoleuse, nourricière et autosuffisante.
Les forces de l'ordre, leurs grenades et leurs engins lourds
seraient-ils en quelque sorte le glyphosate du gouvernement qui ne veut
pas voir le chiendent anarchiste voisiner avec ses jeunes pousses ?
Dans le débat public suscité par ces visions de presque guerre, les
argumentations s'opposent et sans trop schématiser, on peut dire que le
camp du gouvernement justifie ses choix par le droit alors que celui
des Zadistes ou des écologistes se fonde sur la morale.
Le gouvernement et ses représentants invoquent l'urgence du "retour à
l'état de droit", demandent qu'on remplisse des formulaires, qu'on se
conforme aux règles, qu'on respecte les procédures, mais il n'hésite
pas à envoyer les gendarmes démolir des lieux de vie, chasser les
animaux et écraser des plantations dans lesquels il ne voit que des
occupations illégales.
Les Zadistes, depuis l'abandon il y a deux mois du projet d'aéroport,
ne refusent pas leur retour à un cadre légal mais ils veulent pour cela
du temps et de la souplesse afin de négocier des adaptations à leurs
choix (***). Ils s'appuient sur le fait que
leur occupation n'a spolié personne, que si on met à part les
échauffourées de résistance à leur expulsion ils ont vécu pacifiquement
depuis plusieurs années, et qu'ils ont travaillé à l'installation
d'expériences agricoles plus respectueuses de la nature et des hommes
que l'agriculture de rapport qui fait encore référence. Ils veulent
échapper à la logique de cette agriculture dont les économistes
orthodoxes nous disent qu'elle alimente le PIB, mais qui est aussi
responsable de la désertification des campagnes et sujette à des crises
sanitaires du fait de ses circuits complexes. Ces crises sanitaires
sont une des raisons (l'autre étant liée à l'internationalisation des
marchés) de l'accumulation des règlements, des contrôles et des
procédures d'autorisation dont se plaignent de nombreux petits
producteurs, et qu'on cherche aujourd'hui à imposer aux bricoleurs
marginaux de la ZAD. Au delà de l'illégalité de l'occupation dont ils
veulent bien sortir, ils revendiquent de ne pas s'inscrire dans le
cadre règlementaire étroit que le gouvernement cherche à leur imposer.
En les contraignant ainsi, le gouvernement cherche sans doute à les
pousser à la faute et ainsi à justifier une reprise autoritaire des
terres et à favoriser les autorités agricoles en place et leur logique
technocratique. Pour le gouvernement, si toutes les positions morales
sont acceptables, il faut d'abord qu'au préalable elles s'inscrivent
dans le cadre strict du droit tel qu'il est, pour les Zadistes et leurs
soutiens, c'est le droit qui doit s'adapter, pour faire place à une
attitude certes transgressive, mais motivée par la défense de valeurs
précieuses. Remarquons au passage que vis-à-vis des Zadistes on a
recours à la force pour imposer le droit dans toute sa rigueur (****),
mais que les lobbys entrepreneuriaux sont entendus lorsqu'ils demandent
"d'assouplir" les carcans réglementaires et d'alléger le droit du
travail au nom de la sacro-sainte compétitivité.
Je reprends au philosophe André Comte-Sponville l'idée qu'il ne faut pas mélanger la morale et le droit (*****),
ne pas confondre le bien et le légal. Ils ne sont pas équivalents, ne
relèvent pas du même ordre. L'ordre de la morale, celui du bien ou du
juste devrait être un ordre supérieur, comparé à l'ordre
juridico-politique dont relève le légal. Le droit est nécessaire à
l'organisation de la société (surtout lorsqu'elle est nombreuse) car ce
serait de l'angélisme de croire que l'harmonie sociale puisse être
assurée par la seule morale des individus, mais croire que le respect
du droit est en soi une morale, qu'il est suffisant pour garantir le
bien et le juste est une erreur. A fortiori, vouloir imposer un droit
contraire à la morale est une forme de barbarie. Les Zadistes n'ont
bousculé l'ordre légal que pour défendre des valeurs (de défense de la
nature, de liberté, de solidarité). Il ne l'ont pas fait pour spolier
qui que ce soit ni détruire la société. Tout au plus revendiquent-ils
un droit à tenter une expérience et à semer quelque graines d'un futur
plus humain. On peut souhaiter qu'après avoir permis d'éviter la
destruction du bocage et des zones humides, ils parviennent aussi à
faire évoluer les pratiques rurales et le droit.
(*) Il y a 5 ans, j'avais déjà fait un billet sur ce sujet à propos d'une opposition ville-campagne.(retour)
(**) Certains commentateurs ont
ironiquement suggéré que les Zadistes auraient eu une meilleure
position pour négocier s'ils avaient décrit leurs projets en employant
le sabir volontiers anglicisant à la mode dans les start-ups, au nom de
leur dimension libertaire et expérimentale, notamment, parlant
disruption et "out of the box".(retour)
(***) Ils proposent entre autres de
s'inspirer du précédent emblématique du Larzac, qui avec le recul
apparaît comme assez positif.(retour)
(****) Les autorités invoquent aussi le
critère de viabilité des projets des occupants à régulariser, mais qui
doit juger de cette viabilité et sur quels critères? Le fait pour les
occupants d'avoir vécu là quelques années n'est il pas un signe de
viabilité?(retour)
(*****) A ce propos, on a beaucoup
entendu ces derniers temps des politiciens soupçonnés de corruption ou
des dirigeants d'entreprises empochant des sommes astronomiques se
défendre en proclamant qu'ils n'avaient "rien fait d'illégal". C'est là
un exemple parlant de confusion abusive entre droit et morale.
Comte-Sponville parlerait ici dans ce cas de "salauds légalistes".(retour)
51. Le saint-simonisme est-il d'actualité?
fin mars 2018
Les
commentateurs politiques s'interrogent (ou font mine de s'interroger)
sur le positionnement politique du président Macron, qui a en partie
brouillé les cartes en recrutant au delà des frontières partisanes et
en affichant un "pragmatisme" supposé "dégagé des idéologies
politiques". Quelle étiquette faudrait-il alors coller à l'actuel chef
de l'état ?
L'évocation récente à deux reprises (*) d'une
possible proximité entre le macronisme et le saint-simonisme m'a incité
à mieux comprendre de quoi il pouvait être question.
Le saint-simonisme porte le nom de son fondateur, Claude-Henri Rouvroy
de Saint-Simon (1760-1825), qui au tout début du XIXe siècle s'est
attaché à repenser la société à l'aune des changements apportés par
l'émergence de l'industrie (**). Associant à
ses idées humanistes une grande confiance dans les possibilités de la
science et dans les bienfaits du progrès technicien, le saint-simonisme
est une sorte de libéralisme technophile et "social", misant sur
l'égalité des chances et prônant une société méritocratique, responsable et
bienveillante envers tous. Selon cette doctrine, le Progrès doit
permettre de pourvoir à tous les besoins, et la gestion rationnelle de
la société par les personnes les plus compétentes, à savoir
principalement les "producteurs" (plutôt que les possédants), doit
conduire à l'harmonie sociale. Rationnel et humaniste (ou plus exactement philanthrope), le
saint-simonisme n'est pas égalitaire mais combat les privilèges et en particulier l'héritage, il est aussi relativement
libéral en matière de moeurs, et favorable l'égalité hommes-femmes.
Relayé un peu plus tard par le positivisme d'Auguste Comte (au départ
secrétaire de Saint Simon), et ayant aussi imprégné d'autres courants
de pensée politique au XIXe siècle, le saint-simonisme a eu une
influence continue qu'il n'a pas entièrement perdue, même si les
successeurs directs de Saint-Simon ont fait dériver sa philosophe vers
une sorte de religion teintée de sectarisme. Il semble du reste que la
période était propice à l'émergence de ces nouvelles religions, car le
positivisme d'Auguste Comte a connu des déviations similaires (***).
Une telle philosophie rationnelle et libérale ne pouvait que rencontrer
l'adhésion de nombreux dirigeants économiques, et c'est ainsi qu'on
trouve des saint-simoniens dans la finance, les compagnies de chemin de
fer, la construction du canal de Suez. D'éminents polytechniciens ont
été saint-simoniens, l'Ecole Centrale a été fondée par des
saint-simoniens, et de façon plus générale, des cohortes d'ingénieurs
ont été les vecteurs de cette foi mystique dans le Progrès qui a porté
la révolution industrielle de la France.
Et de fait aujourd'hui, il semble assez sensé de voir le macronisme comme une résurgence du saint-simonisme(****):
Gouvernance libérale, postes de gestion conférés à des personnes au vu
de leurs supposées compétences (technocrates, entrepreneurs,
personnalités scientifiques), refus du protectionnisme et confiance
dans le progrès technicien, attitude ouverte en matière de moeurs,
prééminence du pragmatisme et de la rationalité (le plus souvent
économique) sur "l'idéologie".
Pourquoi, alors que cette philosophie semble plutôt guidée par des
valeurs positives (et aujourd'hui dominantes) et qu'elle a accompagné
le progrès pendant plus d'un siècle, faudrait-il avoir des réticences ?
Pour le dire simplement, c'est parce que justement cette idée du
progrès a perdu de son évidence et fait débat. À la suite des questions
soulevées par la la boucherie industrialisée de 1914-18, puis de la
bombe d'Hiroshima, avec également les nombreuses remises en cause liées
à la surexploitation manifeste de la planète et des êtres vivants qui
s'y trouvent (en y incluant bien sûr les humains), il n'est plus
possible de considérer comme marginaux et passagers les effets néfastes
de l'amplification par la technique du pouvoir d'agir des sociétés
humaines.
En habillant d'humanisme l'idéologie du Progrès technicien ainsi que
son moteur économique libéral (pourtant si marqué de cynisme), le
saint-simonisme(*****) a entretenu et continue
d'entretenir un aveuglement collectif face aux enjeux de l'écologie. Le
saint-simonisme est une philosophie inscrite dans une certaine époque,
celle des débuts de la grande industrie, c'est une philosophie plutôt
optimiste, marquée par l'admiration face aux découvertes scientifiques
et aux inventions techniques de l'époque, mais aujourd'hui, le bilan de
deux siècles de croissance industrielle apparaît nettement plus mitigé:
Les gains en puissance, en efficacité et en précision s'accompagnent
aussi de dégâts environnementaux et sociaux. On a du mal à panser le
séquelles du colonialisme, et on constate l'impasse où sont les
sociétés humaines sur la Terre. Tout cela implique au moins une
sérieuse critique de l'optimisme naïf affiché par les saint-simoniens
(en supposant qu'ils étaient sincères). Aujourd'hui, je trouve plutôt
inquiétant qu'un jeune chef d'état à la carrière fulgurante prenne ses
références dans une telle philosophie sans chercher à comprendre
comment l'appât du gain a supplanté l'humanisme affiché, et surtout
sans voir à quel point les enjeux de notre époque ont été transformés:
la population mondiale s'est mutipliée d'un facteur 7, la
mondialisation galopante est animée par un esprit de lucre en
surchauffe, la débauche énergétique est manifeste et l'épuisement des
ressources naturelles prévisible, les pollutions sont envahissantes,
etc....
Alors que l'enjeu des décennies qui viennent est de mettre un sérieux
coup de frein à l'escalade industrielle pour amortir et rendre gérable
(à défaut de pouvoir l'éviter complètement) la crise majeure de la
biosphère qui s'annonce de plus en plus nettement, il n'est pas
rassurant de voir refleurir en haut lieu cette philosophie
saint-simoniste pour qui «l'exploitation de l'homme par l'homme» devait
faire place place à «l'exploitation du globe par l'industrie» (******), et qui a ainsi tant contribué à nous engager de façon irréversible dans l'anthropocène.
(*) voir cette tribune dans Libération et cette émission d'histoire sur France Inter.(retour)
(**) pour une définition plus poussée, on peut aller voir sur wikipédia.(retour)
(***) On peut penser que la tolérance
religieuse amorcée à l'époque des Lumières ait été favorable à une
certaine diversité sectes. N'oublions pas non plus que le
saint-simonisme et le positivisme avaient été précédés par la
franc-maçonnerie.(retour)
(****) D'une certaine façon, l'avènement
d'Emmanuel Macron exauce les voeux de certaines personnalités
influentes qui s'étaient dans les années 1980-90 regroupées dans la Fondation Saint-Simon un think-tank qui oeuvra beaucoup pour la conversion de la gauche de gouvernement au libéralisme économique. (retour)
(*****)
il est loin d'être le seul: diverses formes de libéralisme notamment
d'origine anglo-saxonne ont
propagé le même aveuglement face aux dégâts et limites. Par ailleurs,
le marxisme, tout en prenant le parti des ouvriers contre les
dirigeants, place la même confiance dans le développement industriel.(retour)
(******)
par exemple page 113 de la Doctrine de Saint-Simon, Exposition 1ère année
(1828-1829). Un peu plus loin page 115 on relève ce paragraphe :
"L'objet de l'industrie est
l'exploitation du globe, c'est-à-dire, l'appropriation de ses produits
aux besoins de l'homme, et comme, en accomplissant cette tâche, elle
modifie le globe, le transforme, change graduellement les conditions de
son existence, il en résulte que par elle, l'homme participe, en dehors
de lui-même en quelque sorte, aux manifestations successives de la
divinité, et continue ainsi l'œuvre de la création.
De ce point de vue l'industrie devient le culte.
La religion ou la morale, la
théologie ou la science, le culte ou l'industrie, tels sont les trois
grands aspects de l'activité sociale de l'avenir. Les prêtres, les
savans, les industriels, voilà la société." (retour)
50. Trains, autoroutes, villes banlieues et campagne.
fin février 2018
Il y a maintenant bien longtemps, quand j'étais encore jeune étudiant en architecture (*),
j'avais dans un travail de reportage pris fait et cause contre le
projet d'autoroute sur la berge rive gauche de la Seine à Paris.
Contestée, cette voie n'a finalement été construite qu'en partie (grâce
à Giscard d'Estaing) et a ensuite été rendue à la promenade, quarante
ans après sa construction. Et aujourd'hui, on débat sur l'éviction plus
récente des voitures qui pendant un demi-siècle ont "honoré" Georges
Pompidou en monopolisant la berge rive droite.
Deux ans plus avant dans mes études, j'avais suscité le scepticisme de
mon professeur d'urbanisme en tentant de lui démontrer par une
modélisation (certes à l'époque un peu primitive) l'inanité des
autoroutes radiales en milieu urbain (**).
Dans cet exercice, j'expliquais en substance que toute grosse
infrastructure urbaine de transport porte en germe sa saturation, et
cela de façon exacerbée pour les radiales et les autoroutes, moins
fortement pour les rocades et le ferroviaire. En effet, les transports
favorisent le développement urbain et les usagers deviennent donc plus
nombreux. Une autoroute attire des automobilistes sur une distance de
plusieurs kilomètres à partir des entrées, et ceux-ci engendrent
rapidement des embouteillages, car une voiture occupe de la surface.
Une ligne de métro, de RER ou de train attire surtout des piétons à
faible distance des stations ou des gares, et sa forte capacité de
transport se sature plus lentement (ce qui n'empêche pas les passagers
de souffrir de la compression dans les rames aux heures de pointe).
Quarante ans plus tard, je crois encore à la validité de ces
raisonnements, ayant pu les vérifier sur de multiples exemples de
l'agglomération parisienne. Les embouteillages sont quotidiens sur les
autoroutes, même sur les rocades, et le RER (notamment la ligne B)
frôle l'asphyxie presque chaque jour de semaine.
À cela, on peut ajouter que les lieux bien desservis bénéficient d'un
marché immobilier porteur, ce qui instaure une sélection des
occupations par l'argent (quartiers d'affaires, zones résidentielles de
luxe, .... ). Il s'ensuit une accélération de la ségrégation urbaine
(éloignement logement-travail, séparation riches-pauvres) qui met en
crise l'harmonie urbaine. Le centre historique de Paris est réservé aux
privilégiés ou aux touristes disposés à payer pour de courts séjours,
ou bien est mangé par les occupations de bureaux. Les centres
commerciaux sur les rocades mettent en crise le commerce de proximité.
Les habitants les
moins favorisés sont repoussés loin en banlieue ou même en grande
banlieue s'ils acceptent pour être mieux logés de payer pour la
voiture.(***)
À
plus grande distance, la priorité donnée au TGV peut contribuer à faire
que les villes moyennes modérément distantes des grandes métropoles se
transforment en banlieues lointaines si elles bénéficient d'un arrêt,
ou dépérissent si elles sont à l'écart du réseau de prestige.
Que penser alors des débats actuels concernant le développement du
métro de banlieue (atermoiements sur le réseau du Grand Paris) et les
choix sur l'avenir du train (TGV favorisé et petites lignes
provinciales peu rentables laissées au bon vouloir de régions au budget
contraint) ?
Les politiques de tous bords ne pensent la région parisienne qu'en
termes de croissance et d'opportunités immobilières à favoriser. La
grande métropole est avant tout pour eux une machine à "créer de la richesse" et
ils sont très attachés à conserver le rang de Paris dans la hiérarchie
mondiale (****).
Dans une interview à Libération, la maire de Paris, qui réaffirme
pourtant son ancrage à gauche, s'enorgueillit de rendre sa ville
capable, après le Brexit, d'attirer la finance internationale,
attractivité confirmée selon elle par des classements et notations du
World Economic Forum. L'effet sur le niveau des loyers, le bien-vivre
quotidien des
habitants passe au second plan, le désenclavement des quartiers
défavorisés et la lutte contre la gentrification aussi. Il n'y a qu'à
voir comment, face à la lourdeur des
investissements , on propose de gérer les priorités pour le métro du
Grand Paris: La desserte des
aéroports, le pôle scientifique et technologique du plateau de Saclay
ont priorité sur l'isolement de Clichy sous Bois ou le maintien des
terres agricoles. Les Jeux Olympiques et l'Exposition Universelle sont
supposées emporter l'assentiment des électeurs et leur faire accepter
le coût et les conséquences des grands chantiers.
Au lieu de désenfler Paris en favorisant le développement de petits
centres urbains à distance raisonnable, on accélère le dépérissement de
la France périphérique (bien caractérisée par le géographe Christophe
Guilluy) en refusant d'y soutenir le maintien des services publics
(hôpitaux, maternités, lycées). On refuse de réguler les loyers
exorbitants de Paris en lui préférant une prétendue "politique de
l'offre" qui ne fera surtout que doper les affaires des promoteurs, et
on laisse les petites villes de province se vider de leurs habitants,
de leurs commerces et de leurs services. Ce sont pourtant des lieux et
une patrimoine bâti qui auraient à relativement bon compte un fort
potentiel de bien vivre. Il suffirait d'une politique un peu volontaire
pour y localiser de bons emplois pour y maintenir des transports en
commun efficaces et pour y soutenir la rénovation et le maintien de la
vie urbaine (*****). Les télécommunications
aujourd'hui faciles devraient aussi participer au désenclavement
culturel et contribuer à réduire les déplacements domicile-travail.
La compagnie nationale des trains ne pense qu'à prendre des clients au
transport aérien, et cherche à se défausser de ses missions de service
public sur les régions, ainsi forcées à soutenir tant bien que mal avec
leurs budgets contraints les petites lignes en déshérence.
Volontaristes et dépensiers pour gonfler Paris, nos décisionnaires sont
inactifs et pingres face au dépérissement des campagnes et de leur
réseau de petites villes. Il se glorifient des opportunités nouvelles
du Grand Paris et ne regardent la SNCF que comme une machine à dettes.
L'important réseau ferroviaire dont notre pays est équipé est considéré
comme une charge et non comme un patrimoine à soigner. Et pourtant, en choisissant de soutenir l'équilibre
des transports et d'agir contre les logiques spontanées des marchés
immobiliers (dont la myopie et le cynisme sont manifestes), on
réduirait la concentration des difficultés sociales dans les banlieues
difficiles, on faciliterait les rapprochements entre populations
urbaines et populations rurales, et on préparerait un avenir plus
favorable au bien être collectif.
(*) de 1971 à 1976 l'ETH de Zürich, après les études à l'Ecole Polytechnique à Paris.(retour)
(**) À cette époque à l'Hay-les-Roses, on se battait contre les nuisances de l'autoroute du sud, qui venait d'être doublée.(retour)
(***) L'histoire de l'expansion de Paris
sur la longue durée montre que les voies de communication sont
préexistantes: la croissance des faubourgs le long des voies d'accès,
la naissance des banlieues avec le chemin de fer, l'explosion
banlieusarde avec la voiture pour tous. Et Paris n'est qu'un exemple
parmi d'autres.(retour)
(****) Par quelle aberration pense-t-on
qu'il existe une compétition entre les grandes métropoles qui se
jouerait sur la taille, et plus absurde encore que cette compétition
serait vitale pour les habitants? La bonne santé d'une ville et la
qualité de la vie dépendent moins de la taille que de la présence de
services, d'institutions culturelles, et de relations équilibrées avec
son territoire. À partir d'un certain seuil qui n'est pas très élevé,
beaucoup de villes moyennes et même petites peuvent être fières de ce
qu'elles sont.(retour)
(*****) Il faut dire aussi que beaucoup
de petites villes ont souvent eu une politique de développement assez
discutable en favorisant les centres commerciaux de rocades et en étant
laxistes sur l'étalement de leurs faubourgs pavillonnaires. (retour)
49. Culture(s) et biodiversité
mi-janvier 2018
Dans mon billet 47 de novembre dernier, je mentionnais un livre de Catherine et Raphaël Larrère (*).
Bien construit et solidement argumenté, ce livre (écrit en 1997) ne
veut pas être pris en défaut, ce qui est beaucoup, mais sa lecture en
devient parfois un peu laborieuse pour un lecteur ordinaire. Je le vois
surtout comme un livre pour philosophes, dont le but était de
consolider la problématique environnementale contemporaine dans le
champ philosophique (**), et de proposer des
références ou des arguments audibles par les philosophes "de
profession". Mais je ne suis pas sûr (sans que son mérite soit ici en
question) que plus de vingt ans après sa parution, il y soit si bien
parvenu. Par ailleurs, certaines questions ont depuis changé de
dimension, des doutes (notamment scientifiques) ont été levés, des
certitudes se sont constituées, et du temps a passé, notamment dans la
vie politique ou économique.
A la fin du livre, les auteurs proposent notamment de résumer l'impératif majeur issu de l'Ethique de la Terre
(Aldo Léopold et John Baird Callicott) comme un impératif d'agir en
faveur de la biodiversité (et de façon corollaire en faveur de la
diversité culturelle). Cette formule me convient assez, et elle permet
de ne pas réduire la protection de la nature à la sauvegarde mythique,
illusoire et simpliste d'écosystèmes vierges de toute intervention
humaine (la wilderness des américains). L'idée générale est que par
leur présence accrue dans la biosphère, du fait leur nombre ainsi que
de leur puissance technique, les humains se sont rendus gestionnaires
d'une bonne santé environnementale qu'on peut, sans trop la trahir,
résumer à des fonctionnements assurant une biodiversité maximale avec
un minimum d'interventions.
Il importe donc de comprendre, au passé comme au présent, l'incidence de l'action des hommes sur la biodiversité:
On peut d'un côté dire qu'en faisant des prélèvements importants dans
la nature, en cherchant à favoriser les organismes dont ils profitent
et à éliminer ceux qu'ils voient comme défavorables, les hommes ont une
action plutôt négative. Il en est de même lorsque les espaces qu'ils
aménagent sont peu favorables aux autres espèces animales, végétales ou
microbiennes.
Mais à l'inverse, les espaces aménagés par les hommes (habitats ou
cultures) ou sous leur influence peuvent profiter à certains organismes
et ces espaces peuvent parfois former des écosystèmes prospères.
Certaines des pratiques humaines de contrôle de la nature ont pu
favoriser des évolutions vers la variété, que ce soit pour
l'agriculture, pour l'agrément ou la curiosité. Dans ce cas, l'action
des hommes peut être vue comme positive dans la mesure où elle favorise
une nature plus variée et plus riche en biomasse que si elle était
livrée à elle-même.
Les civilisations anciennes (celles qu'Ivan Illich appelle
vernaculaires), ont évolué lentement avec leur géographie, et par là
ont souvent pu trouver des ajustements permettant de concilier
l'entretien d'une nature productive et des moyens d'intervention
relativement limités. A la variété des civilisations produites par
l'expansion des hommes dans des géographies très variées, correspond
une variété des espèces domestiquées et des méthodes de culture ou
d'élevage de ces espèces. C'est une des raisons pour lesquelles
l'Ethique de la Terre préconise le respect de la diversité culturelle.
La tendance change avec l'augmentation des possibilité de voyage, de
transport et de comparaison des cultures et la puissance accrue des
interventions. Les voyageurs colonisateurs acclimatent de nombreuses
espèces qui concurrencent les espèces indigènes, ils pratiquent des
cultures de rendement avec des esclaves, puis des machines, la grande
agriculture a recours aux pesticides et aux engrais chimiques. On
transporte les denrées dans le monde grâce aux nouvelles possibilités
de stockage et de conservation. La compétition mondiale sélectionne un
petit nombre de gagnants et fait disparaître (ou tomber dans l'oubli)
les perdants. L'agronomie de rendement à court terme appuyée sur
l'investissement dans la science de pointe est une étape de plus dans
ce processus (abus de pesticides et mépris pour la vie des sols).
Aujourd'hui, en étendant leur domaine et en utilisant la puissance des
techniques modernes, les hommes surexploitent la nature et tendent
globalement à en réduire la biodiversité.
Cette évolution est visible dans bien des domaines (***):
Alors que l'agronomie du XVIIIe siècle affichait un catalogue d'une
grande richesse, quelques races à haut rendement spécialisé dominent
les circuits de l'élevage, et les étals de la grande distribution sont
aujourd'hui trustés par un petit nombre de variétés cultivées (celles
qui se prêtent bien aux formes dominantes du commerce).
Il faut quelques éleveurs marginaux soucieux de patrimoine, ou mieux la
protection par des labels et des appellations d'origine, pour tenter
d'enrayer la disparition à laquelle sont promises de nombreuses races
locales de bétail. Il faut des passionnés de pommes, de légumes, ou de
variétés de blé pour tenter d'organiser des conservatoires de variétés
anciennes (qualificatif qui au passage est révélateur du désintérêt de
l'agronomie moderne pour cette richesse biologique).
L'histoire ancienne et récente des plantes cultivées et des animaux
d'élevage montre bien que les hommes peuvent tout autant être des
agents favorables à la biodiversité que des menaces pour elle. Cela
dépend beaucoup du contexte géographique et culturel, et en particulier
du devenir local ou mondial des produits agricoles. L'agriculture
locale de niche est favorable à la variété des espèces cultivées,
tandis que la confrontation aux marchés mondiaux pousse à une
compétition uniformisante. D'un côté une agronomie qui cherche
intelligemment à tirer parti des circonstances particulières, de
l'autre une nature soumise à la puissance des moyens d'intervention.
La menace essentielle sur la biodiversité des espèces domestiques est
donc directement liée à l'élargissement de la concurrence par
l'internationalisation du commerce (****).
C'est la course au rendement qui favorise un nombre réduit d'espèces
championnes (ou réputées telles) au détriment du patrimoine varié des
espèces domestiques accumulé dans les époques anciennes par l'action
patiente des agriculteurs locaux. Cette course est aussi une menace
pour la biodiversité des écosystèmes gérés par l'agriculture, à cause
de la tendance massive à éliminer les maladies, parasites et autres
"nuisibles", ou à tuer la vie des sols par les apports massifs
d'intrants chimiques ou les labours profonds.
L'amélioration des rendements est bien
souvent une illusion de courte durée, car les colosses sont
fragiles, et tributaires de la fuite en avant agronomique.
L'escalade des manipulations génétiques, des apports d'intrants de
synthèse, des nourritures agro-industrielles et des pratiques
vétérinaires lourdes (*****) est soutenue par
le système économique international de la grande agriculture, mais ce
système enrichit moins les peuples que quelques acteurs bien placés
dans les circuits de la production et du commerce. Et surtout, il ne va
pas vers l'autonomie alimentaire des peuples. En effet, loin de
"nourrir la planète" comme le prétendent les slogans, il dépossède la
multitude des petits producteurs de leurs ressources comme de la
légitimité de leur savoir faire, et alimente par là la pauvreté et
l'exode rural. L'éleveur de poulets africain est concurrencé par les
surgelés à bas prix de poulet industriel breton, le paysan malgache
perd ses débouchés face au riz importé massivement d'Asie.
Et paradoxalement, tandis que la matière des produits agroalimentaires
(comme d'autres biens de consommation) devient de plus en plus
standardisée et uniforme, le commerce des pays riches entretient une
diversité de façade par laquelle l'industrie prétend donner
l'impression de liberté: variété des parfums de glace, de laitages,
variété des modèles automobiles, mais standardisation des procédures de
production, des matières premières, même d'origine vivante, et donc
standardisation du vivant lui-même. L'industrie va même jusqu'à
récupérer des valeurs de l'artisanat, par exemple en donnant à certains
produits une apparence rustique, ou en prétendant qu'une part de la
fabrication serait manuelle.
L'occidental urbain moyen a paraît-il en tant que consommateur appris à
se retrouver dans la jungle des marques, des modèles et des options,
mais il peine à repérer dans la nature plus ou moins sauvage ou
agricole le foisonnement des espèces ou des variétés. Combien
connaît-il de noms d'arbres, d'oiseaux ou d'insectes ? Combien
connaît-il de variétés de pommes ou de légumes ? Certes, en France,
nous sommes encore paraît-il attachés à nos quelques centaines de
variétés de fromages.
Il serait grand temps de nous détourner du mirage de la variété factice
entretenue par les grandes multinationales pour renouer avec la variété
des géographies et des cultures.
(*) "Du bon usage de la nature",
Flammarion, Champs Essais. Ces auteurs sont respectivement philosophe
et agronome, et sont les promoteurs en France de la pensée du
philosophe américain de l'environnement John Baird Callicott. (retour)
(**) On était à l'époque où Luc Ferry,
après s'être élevé de façon virulente contre "Le Nouvel Ordre
écologique", rencontrait une certaine audience. (retour)
(***) En dehors des pratiques de gestion
de la nature (agricoles pour une très grande part), on peut constater
ces phénomènes d'unification dans d'autres secteurs culturels. La
confrontation des cultures par la mondialisation s'accompagne de la
disparition de nombreuses langues, incapables de résister à l'usage
majoritaire. Il n'est pas impossible qu'il en soit de même pour la
musique, ou les traditions locales sont en concurrence avec les modes
dominantes de la musique commerciale. Les modes vestimentaires tendent à
s'internationaliser, tout comme certaines formules alimentaires, ou la
conception du confort domestique. (retour)
(****) Il est donc logique que les
écologistes (et les petits agriculteurs) s'opposent aux accords de
commerce internationaux qui visent en général à unifier de grands
espaces de marchés, en cassant ou en affaiblissant les "barrières non
tarifaires" dénoncées comme "protectionnistes". (retour)
(*****) Les espèces domestiquées
incapables capables de survivre sans l'intervention des hommes sont
monnaie courante: insémination artificielle, transplantation
d'embryons, vêlage par césarienne, élevage hors sol avec des aliments
complémentés. L'existence des animaux d'élevage modernes est tributaire
de tout cela, et dans le domaine végétal bien des plantes agricoles ne
sont pas viables à l'état sauvage et dépendent de conditions
d'entretien et de protection entretenues par les hommes.
(retour)
48. L'écologie politique est friable.
début décembre 2017
Quelques mois après les surprises de l'élection présidentielle, les recompositions
sont en cours un peu partout sur le terrain politique. Pour décrire
l'évolution des formations politiques, leurs dérives, leurs crises, les
scissions et les recompositions, on use assez souvent de l'image de la
tectonique des plaques, cette physique de la croûte terrestre
essentiellement régie par les propriétés mécaniques des différentes
formes de matière condensée, plus ou moins solide, visqueuse ou fluide (*).
En effet, les partis qui se partagent le territoire politique sont (en
France comme ailleurs) sujets à des tensions et des crises, tiraillés
entre le fonds d'idées auxquelles leurs électeurs sont attachés, les
envies d'évolution de leurs dirigeants (sincères ou calculateurs), et
le travail idéologique imposé par les changements du monde
(mondialisation marchande et culturelle, enjeux géopolitiques, alarmes
écologiques,...) ou par la pression des groupes d'influence (au premier
rang desquels les gros intérêts d'argent). Il s'instaure ainsi une
dialectique qui confronte les difficultés à se mouvoir sur le terrain
des idées aux déplacements imprimés par le contexte stratégique ou
idéologique, et on assiste à des éclatements, des recompositions qui
remettent en cause la cohésion, sinon la solidité des formations.
En physique, on désigne comme solide une matière capable de conserver sa forme (**).
C'est à l'état solide que la matière a la cohésion la plus grande. Mais
parmi les matériaux solides, s'il y en a de réellement compacts, durs
et monolithiques, d'autres sont tendres ou mous, ou facilement
déformables (élastiques ou plastiques), ou encore composites et
friables. Il y a aussi des granulats, des poudres, solides par certains
aspects mais ressemblant aussi aux liquides. Comme pour tout solide
soumis à des efforts ou à des chocs, le comportement des roches
naturelles lors des mouvements de la croûte terrestre tient à leurs
propriétés mécaniques, qui elles-mêmes dépendent de leur histoire
géologique et des processus de leur formation. Celles qui se sont
constituées à haute température et à haute pression sont généralement
plus solides que celles qui se sont simplement accumulées à pression et
température normales. Une action physico-chimique sur le long terme
peut aussi donner de la cohésion à un ensemble de sédiments
initialement friables.
Dans la géologie politique, il y a donc des formations qui sont des monolithes, faisant bloc contre vents et marées (***),
liées par un corpus cohérent d'idées ou par l'attractivité d'un chef,
d'autres qui sont mouvantes, souples, pâteuses, parfois glissantes ou
même fluides (****), parfois avec un noyau
dur. Il y a aussi des formations politiques qui ne sont rien de tout
çà, et c'est pour moi le cas de l'écologie politique, qui ressemble à
un agglomérat friable de grains variés. Ce genre d'assemblage tient du
solide par certains aspects, chaque grain
constitutif étant solide, mais les liens entre grains peuvent avoir des
faiblesses et il suffit alors de peu pour les défaire. Dans le monde
agité de la politique, l'écologie est à l'image des granulats ou
des pâtes, une sorte de faux solide sur lequel on ne peut pas compter,
ou un béton manquant de cohésion (*****).
Ce qui devrait rendre les écologistes solides, ce sont leurs
fondamentaux idéologiques, leur diagnostic partagé face aux problèmes
d'environnement et de biosphère, leur travail sur les solutions
possibles et sur les ennemis à combattre. Et de fait, dans la mouvance
écologiste, ces questions de fond sont plutôt consensuelles.
Ce qui les rend fragiles, c'est une histoire politique résultant
justement d'une accumulation au fil du temps, au fur et à mesure des
prises de conscience des uns ou des autres. Les raisons de rejoindre
l'écologie politique sont diverses et vont du planétaire au local et du
personnel au collectif : on est motivé par le climat, la biodiversité,
la santé, le traitement des animaux, ou la perte de sens de la
modernité, sans même parler des opportunismes purement politiques que
révèlent certains parcours parfois très sinueux.
L'écologie politique est aussi (et surtout) traversée par toutes sortes
de divergences quant aux stratégies : à quelle échelle ou à quel niveau
l'action est-elle la plus judicieuse ? faut-il "prendre le pouvoir" ou
l'influencer ? la transformation relève-t-elle de la révolution ou du
réformisme ? faut-il passer par des compromis ou être intransigeant ?
l'opinion doit-elle être gagnée par la séduction, la persuasion, la
pédagogie ou la menace ?
Pourtant, avec le temps, la nébuleuse écologiste a pris du volume et de
la consistance dans la société, grâce aux associations, aux
organisations non gouvernementales ou aux mouvements politiques, mais
elle ressemble encore à ces roches sédimentaires mal agglomérées et un
peu hétérogènes qui peuvent encore se rompre sans grand effort et se
disperser en grains de taille et de cohésion variables, trop
sommairement liés entre eux.
Aujourd'hui, le consensus s'élargit sur les questions écologiques comme
le changement climatique, la mise en danger de la biodiversité, la
crise de l'agriculture productiviste, les questions d'énergie, ou les
interrogations sur l'alimentation. Et pourtant, les écologistes du
monde politique sont dispersés, certains dans des fonctions officielles
et de fait intégrés au conglomérat composite formé par le nouveau
président, d'autres fidèles encore à la maison mère en crise, d'autres
cherchant ailleurs leurs attaches, sans parler de tous les électrons
libres qui dans divers coins de l'échiquier politique tentent ou ne
tentent même plus de jouer les grains de sable.
Certains pensent que cette dispersion doit être vue comme une diffusion
salutaire de l'écologie dans toutes les strates de la politique. Je
pense plutôt que c'est un affaiblissement qui empêche que les solutions
soient à la mesure des problèmes. Les changements concrets obtenus par
ces grains de sable infiltrés dans les partis "classiques" sont
minimes, cosmétiques et peu volontaristes. La volonté politique est
incertaine, reportée à des échéances lointaines, et n'est au fond qu'un
habillage pour justifier encore une fois de plus une procrastination
qui dure depuis maintenant plusieurs décennies.
Pourtant, ces multiples crises écologiques (climat, biodiversité,
transition vers une civilisation soutenable) ne se résoudront pas sans
agissement volontaire de la part du politique. L'existence d'un niveau
suffisant de conscience écologique chez les politiques est nécessaire,
de même qu'une conception de la politique qui ne considère pas que les
questions environnementales sont secondaires. Dans un pays centralisé
comme la France, il faudrait donc qu'une écologie politique
suffisamment forte se manifeste, pour infléchir le débat
institutionnel, soit sous forme d'un parti écologiste cohérent et
important en nombre, soit par une alliance efficiente des formations
politiques réellement imprégnées par les idées écologistes (******).
Pour tout dire, si je reste convaincu que la question du tournant
écologique est un enjeu politique majeur, je suis hélas assez dubitatif
sur la capacité du système politique français à favoriser en son sein
la consolidation d'une écologie politique qui du fait de sa masse
serait respectée par ses partenaires comme par les médias et l'opinion.
(*) les mouvements de convection dans le
manteau "pâteux" sous-jacent animent la croûte solide de surface?
L'effet des frictions et des tensions produisent une agitation sismique
intermittente, avec pour résultat, des failles ou des plissements. (retour)
(**) Les liquides prennent la forme du
récipient qui les contient, mais gardent un volume constant, les gaz
occupent tout le volume disponible. (retour)
(***)Le Parti Communiste des années
50-60, le parti gaulliste du vivant de son chef sont de bons exemples
de monolithes politiques. (retour)
(****) Les partis du centre, de droite ou
de gauche modérées ont des contours parfois mouvants, ou jouent aux
vases communicants. Notons qu'on parle aussi de siphonnage de
l'électorat, ou même de sa portion volatile, donc d'un électorat
liquide voire gazeux. (retour)
(*****) Pour un béton de bonne qualité,
il faut notamment de bons granulats, de taille judicieusement
échelonnée, et la possibilité d'attendre sans perturbation que le liant
devienne bien solide. (retour)
(******)Ce qui vient de se produire avec
le macronisme, c'est une alliance (favorable aux affaires et soutenue
par les milieux d'affaires) des formations imprégnées par les idées de
l'économie libérale. (retour)
47. Connaissez-vous John Baird Callicott ?
début novembre 2017
Moi pas, jusqu'à la semaine dernière.
Et pourtant, ce philosophe américain travaille (et plutôt bien) sur l'éthique écologiste depuis au moins trois décennies.
Et pourtant, depuis plus de vingt ans, j'achète et je lis des livres
dont une bonne partie tourne autour de ces sujets, convaincu que la
civilisation moderne n'évoluera face à la crise environnementale
globale que si elle se penche sur cette question proprement
philosophique.
Ai-je été si inattentif aux recensions, aux citations ou aux notes de
bas de pages qu'en toutes ces années de lectures et de promenades sur
wikipédia, je n'ai pas repéré plus tôt ce nom pourtant remarquable ?
Quoiqu'il en soit, il y a quelque temps, au hasard d'une librairie, je
me suis laissé tenter par un petit livre d'un historien des sciences
intitulé Philosophie de l'Insecte (*) consacré
aux réflexions nombreuses suscitées par le monde des insectes. Livre
riche, original, et de bonne lecture, mais ce n'est pas précisément
l'objet de mon billet.
Dans une note de bas de page du dernier chapitre, à propos de notre
rapport à certaines espèces végétales ou animales, apparaît
l'expression "contrat domestique", notion qui par sa formulation
éveille mon intérêt et me donne envie d'en savoir plus sur son auteur.
En l'occurrence, cet auteur est un couple (**)
associant une philosophe et un agronome, qui travaillent les questions
de philosophie de l'écologie depuis 25 ans et semblent reconnus dans un
petit cercle d'initiés, mais peu par le grand public ou la philosophie
française mainstream. Catherine et Raphaël Larrère (c'est leur nom)
s'activent notamment à propager les écrits d'un américain peu connu
ici, John Baird Callicott, auteur d'un travail de référence en éthique environnementale.
J'achète les livres et, un peu rebuté par la typographie serrée et
ingrate du livre des Larrère, je commence par Baird Callicott (***).
Dans ce livre qui est un recueil d'articles ordonnés, dont les premiers
datent de 1985, je découvre une pensée rigoureuse, fondée sur de vraies
connaissances scientifiques, solidement articulée et étayée par une
érudition philosophique dénuée de toute cuistrerie, et surtout dont les
énoncés correspondent en tous points à ce que j'ai toujours trouvé
juste depuis que j'essaie d'avancer dans ces questions.
Baird Callicott développe essentiellement une éthique écologiste, qu'il
reprend pour l'essentiel (non sans l'actualiser et la consolider) d'un
auteur né en 1887, Aldo Léopold . Ce philosophe "non professionnel" et néanmoins d'une grande qualité de jugement, connaisseur éclairé de la nature (****),
a dès la fin des années 1940 fourni des réflexions devenues assez
populaires chez les défenseurs américains de l'environnement, mais a
fait l'objet d'un certain mépris dans les milieux académiques. J'ai eu
un réel plaisir à voir formulées aussi clairement et enchaînées aussi
solidement des idées bien argumentées et si proches de celles que je
m'étais forgées au fil de mes nombreuses lectures.
J'ai aussi ressenti aussi un certain dépit d'être resté si longtemps
sans connaître ce courant de réflexion et cet auteur, traduit et
diffusé assez tardivement (le livre que je lis est sorti en 2010). Les
questions écologiques se sont heurtées en France à une méfiance (pour
ne pas dire à la franche hostilité) des cénacles de la philosophie. Il
y a certes quelques auteurs qui abordent de front ces enjeux
philosophiques, comme par exemple la question de l'irresponsabilité
environnementale du système marchand, ou l'éthique vis à vis du vivant
non humain, mais il semblent maintenus à l'écart des cénacles reconnus
et confinés à leur niche marginale. Une part importante de mes lectures
en philosophie de l'environnement m'a laissé sur ma faim. Certains
passent tant de temps à faire allégeance à une philosophie hermétique
qui fermente en vase clos (*****), ou à faire
défiler des auteurs anciens canoniques qui n'ont que très peu à nous
dire au sujet des urgences de notre époque, qu'à la fin du livre, je me
demande si ce qui y est dit est rendu plus vrai par cet emballage "pour
philosophes", et que je ne me vois pas en recommander la lecture à des
gens normaux. D'autres, malgré un propos bien intentionné et visant
parfois juste font preuve d'une méconnaissance des
sciences du vivant si problématique qu'elle affaiblit l'argumentation.
La prose de Baird Callicott n'est rien de cela, et je m'étonne de ne
pas voir ce livre en bonne place dans toutes les bonnes librairies. Il
emmène son lecteur dans le raisonnement, il répond aux objections, il
laisse parfois des choix ouverts et il le dit. Aucune référence
mystique ni tentative de plaire au lecteur autrement que par la raison.
Baird Callicott se fonde sur des connaissances reconnues, il ne
détourne pas les mots de leur sens, ne prétend pas penser par des
formules élégantes mais ésotériques. Son érudition (car il n'en manque
pas) lui sert à retracer quand il le faut la genèse, l'histoire et
l'évolution des idées, et non à faire autorité par accumulation de
citations. En fin de compte, il énonce quelques préceptes d'éthique
écologiste assez généraux, mais forts et solides, dont on se dit qu'ils peuvent
s'appliquer dans les cas particuliers tout autant qu'être convertis
dans un système de droits (par exemple les débats actuels sur le loup, sur
l'aéroport de Notre Dame des Landes, ou sur l'élevage des animaux).
L'essentiel du raisonnement de Baird Callicott est de partir de l'idée
(émise par Darwin, lui-même inspiré par Hume) que les morales ont
permis aux groupes et aux sociétés du monde vivant de s'organiser comme
un collectif biologiquement favorable, puis d'élargir la notion de
communauté morale aux communautés biotiques (les écosystèmes et aussi
la biosphère). L'homme n'est donc plus un possesseur de la nature, ou un
étranger au monde sauvage, il est un citoyen des communautés biotiques
auxquelles il appartient, et il a de ce fait des devoirs moraux envers
elles. Ensuite Baird Callicott argumente pour conférer à la Nature une
valeur qui ne puisse pas faire l'objet d'une récupération marchande, et
il énonce des repères pour le bien au sens écologiste du terme.
Proposant ainsi ce qu'il désigne comme une éthique holiste et
écocentrée, il donne aussi quelques clés pour arbitrer comme c'est
souvent le cas quand des morales correspondant à des communautés de
périmètre différents entrent en conflit, ce qui lui permet de rendre
caduc le reproche d'anti-humanisme, ou pire d'écofascisme qu'on fait souvent aux défenseurs de
valeurs écologistes.
Au final, le respect bien compris des écosystèmes très diversement
anthropisés, et plus généralement de la biosphère dans son ensemble que
Baird Callicott préconise correspond assez bien à l'image du jardinier
avisé, telle que la promeut le paysagiste Gilles Clément, mais la
manière dont Baird Callicott aborde le problème lui permet, plus que de
prêcher par l'image ou par l'exemple, d'argumenter solidement et de
proposer des outils dont les individus comme les institutions
collectives peuvent se saisir.
Courez chez donc votre libraire (personnellement je fonctionne avec le site Paris Librairies)
pour commander l'Ethique de la Terre de John Baird Callicott. Quant à
moi, je poursuivrai mes lectures avec les Larrère et Aldo Léopold dont
je ferai peut-être l'objet d'un autre billet.
(*) Philosophie de l'insecte de Jean-Marc Drouin (éditions Seuil, Science ouverte)(retour)
(**) Catherine et Raphaël Larrère,
auteurs de plusieurs livres et d'articles, et par ailleurs parents
d'une historienne dont par coïncidence je suivais les chroniques dans
Arrêt sur Images.(retour)
(***) Ethique de la Terre aux éditions Wildproject (2010)(retour)
(****) Aldo Léopold a été forestier et
chasseur et s'est posé avec beaucoup d'acuité la question de
l'intervention humaine dans les milieux naturels. Il a notamment écrit Almanach d'un comté des sables
que j'ai maintenant commencé à lire. Il est un héritier indirect de John
Muir, l'écrivain défenseur de la nature qui est entre autres à
l'origine de la création du
Yosemite Park, une importante réserve naturelle de Californie.(retour)
(*****) Je pense en particulier à la
phénoménologie, qui par refus de reconnaître la valeur des apports des sciences, traite bien
souvent de questions oiseuses et prétend leur donner l'apparence de la
profondeur. (retour)
46. Pour commencer à sortir du fossile, vive le vélo.
début octobre 2017
Le gouvernement a lancé début septembre et pour trois mois des "assises de la mobilité"
et à cette occasion les médias font l'éloge de la bicyclette,
maintenant reconnue comme un moyen de transport urbain qui parvient à
concilier commodité, rapidité et écologie (*).
Ce mode de déplacement remarquablement intelligent et porteur d'avenir
est le résultat d'une série d'inventions qui, au delà de l'invention
très ancienne de la roue, s'échelonnent pour la plupart au cours du
dix-neuvième siècle.
Après la roue qui contribuait déjà à réduire notablement l'énergie des
déplacements terrestres, un gain supplémentaire et décisif est acquis
par l'amélioration des routes grâce en particulier au rouleau
compresseur (années 1790) et au revêtement à base de goudron (Macadam
1819).
A la même époque, l'allemand Karl Drais invente un deux-roues à
chevaucher dont la roue avant est orientable. Cette "Laufmaschine"
de 1817, popularisée en France sous le nom de draisienne, est un
peu lourde et peu maniable, car constituée d'un cadre en bois, de roues
à rayons en bois cerclées de fer et de quelques éléments en fer, mais
elle rencontre un certain succès.
Vers 1860, Pierre Lallement installe des pédales montées directement
sur la roue avant, après quoi la production industrielle du fer et de
l'acier permettent de construire des cadres plus solides et moins
lourds pour ce qu'on appelle maintenant des vélocipèdes, et d'améliorer
d'autres éléments mécaniques (roulements, articulations, assemblages)
La roue légère à rayons tendus avec
bandage en caoutchouc plein apparaît en 1870, puis le pneumatique et ses
améliorations (Dunlop 1887 - Michelin 1891)
Les freins sont perfectionnés (à sabot, à patin, à mâchoire). Une
amélioration décisive est la transmission démultipliée (inventée
en1884), qui permet de concilier une taille de roue raisonnable avec
une position de pédalage aisée et une meilleure vitesse d'équilibre (**). Les changements de vitesse apparaissent en 1895 et la roue libre en 1897.
Face aux deux inventions un peu plus tardives - car liées au moteur à
essence - que sont la voiture (poids lourd emblématique de l'économie)
et l'aviation (une saga héroïque), l'histoire du vélo
fait figure de parent pauvre. Mais cette invention permet dès le début
du vingtième siècle, de proposer pour le grand nombre et à prix
raisonnable un moyen de déplacement remarquablement efficace (2 à 3
fois plus que la marche). Le vélo est une machine qui grâce à la seule
force humaine rend possible un déplacement relativement rapide, à
fatigue mesurée et à bonne distance. Il est du reste rapidement
popularisé par le sport, et connaît aussitôt une grande expansion.
Le vélo est par nécessité un produit de l'industrie, mais d'une
industrie moins lourde que l'automobile. Les cadres, les pièces
mécaniques, les éléments de roulement, les accessoires sont sujets à
une certaine normalisation qui permet un montage en petite industrie et
même dans des ateliers artisanaux.
Une fois fabriqué, un vélo peut être entretenu et réparé par des
mécaniciens non affiliés au fabricant, ainsi que par le propriétaire.
Sa vie peut être prolongée assez longtemps, et on voit
aujourd'hui encore circuler couramment et sans difficulté des vélos
âgés de plusieurs décennies, ce qui n'est qu'exceptionnel pour les
voitures et les deux roues motorisés).
Le vélo est ainsi un mode de déplacement efficace et convivial (au sens d'Ivan Illich)
Il connaît du reste un grand développement dans les pays pour qui
l'accès généralisé au moteur à essence reste limité. L'image des
ouvriers français de l'entre deux guerres partant au travail ou en
vacances pour leurs premiers congés payés, ou celle de la circulation
urbaine dans la Chine de l'après Mao sont parlantes.
Mais dans les pays de grande industrie,
le moteur à essence, relativement léger et puissant, connaît un grand
développement avec l'automobile, machine réservée dans un premier temps
aux plus riches, qui se popularisera rapidement lorsque la productivité
accrue par la rationalité industrielle s'adressera à un marché plus
"démocratique". Dans ces pays, l'automobile pour tous sera la grande
affaire de la deuxième moitié du vingtième siècle, transformant
l'urbanisme, les priorités économiques, les modes de vie et même la
culture. Dominé par la voiture, le vélo subsiste, mais plutôt associé
aux loisirs et au sport (***), à moins qu'il ne soit motorisé.
Car la motorisation du vélo est facile avec moteur le moteur à essence
qui permet d'avoir une réserve d'énergie sous un faible poids. Deux
choix sont alors possibles: conserver la légèreté avec un moteur petit
qui n'est qu'une assistance partielle (Solex), ou rechercher une
assistance complète avec un moteur plus lourd, qui nécessite des
renforcements et du poids, et s'engager dans la course à la puissance
(Mobylette, moto ou scooter) et l'escalade du confort. La moto en vient
presque à se rapprocher de la voiture (nombre de roues, confort, abri
contre la pluie). Ce n'est que pour échapper aux encombrements et
gagner en vitesse urbaine que le motard accepte de sacrifier une part
de son confort.
Les encombrements démontrent en effet, selon les logiques soulignées
par Illich, que le succès de la voiture a ses revers manifestes:
embouteillages chroniques aux heures de pointe et lors des grands
départs, pollution sonore et surtout atmosphérique, et dépendance
massive au pétrole. Et c'est pourquoi, repensant aux quelques villes
qui ne l'avaient jamais abandonné (****), on a
peu à peu redécouvert les vertus du vélo. Les grandes villes en sont
venues à organiser des systèmes publics de vélos de location, et les
coursiers à vélo se multiplient.
A cela s'ajoute que, pour le vélo, de nouvelles possibilités se sont
ouvertes grâce au moteur électrique (en lui-même pas si lourd) et
surtout grâce à la légèreté des batteries au lithium. L'assistance
électrique devient techniquement viable et change les choses: le vélo
devient plus ouvert à tous, sans pour autant trop s'alourdir ni se
complexifier à l'excès. Avec sa motorisation silencieuse et sans
émission de gaz, avec son autonomie de quelques dizaines de kilomètres,
le vélo électrique devient idéal pour la circulation en ville. Seule la
pluie le rend encore inconfortable (*****).
Ces progrès du moteur propre laissent pourtant ouvertes deux questions
techniques (pas seulement pour le vélo mais aussi pour les voitures
électriques) qui sont celle de l'origine de l'électricité (qui n'est
vertueuse que renouvelable) et celle du recyclage des batteries.
Retenons pour le moment que plus la part du transport léger sera
importante, moins ces problèmes seront aigus.
Le vélo est un exemple emblématique de l'utilisation judicieuse des
possibilités de l'industrie. Fabriqué sans secrets industriels
déterminants (pas de dominance incontournable d'industriels
surpuissants), il améliore notablement l'équation des déplacements
quotidiens, sans créer de dépendance (à une énergie fossile, à un
monopole industriel). Et cet exemple n'est pas unique puisque d'autres
secteurs industriels présentent aussi ces qualités notamment dans le
domaine de l'outillage et des équipements domestiques. Prétendre que la
révolution écologique implique la disparition des acquis de l'ère
industrielle est faux. Ce n'est le plus souvent qu'un argumentaire
biaisé pour défendre les excès techniques que sont l'abus du transport
à grande distance et la débauche énergétique tous azimuts.
(*) voir cet article
de Libération allant contre certaines idées reçues notamment sur la
vitesse moyenne en ville, et sur les supposés dangers du vélo.(retour)
(**) le "grand bi" aux proportions pour
nous si étranges du fait de sa roue avant immense était un engin pour
la vitesse réservé aux sportifs quelque peu équilibristes.(retour)
(***) Il y a même des vélos d'appartement (qu'on retrouve en nombre dans toutes les recycleries) et même des simulateurs pour le cyclotourisme en chambre et la course sur place.(retour)
(****) Rendons hommage à la Hollande,
ainsi qu'au Danemark, pays il est vrai assez plats et moins marqués par
l'industrie automobile.(retour)
(*****) l'assistance électrique rend plus
raisonnable les vélos carrossés (encore très exotiques) , ainsi que les
vélopousses pour la promenade des touristes, et les diverses formules
de vélos utilitaires.
(retour)
45. On ne peut pas vivre bien sans microbes
début septembre 2017
J'ai lu cet été avec grand intérêt l'excellent livre du biologiste Marc-André Selosse, "Jamais seul" (Actes Sud) écrit pour mieux faire connaître et réhabiliter le monde des microbes.
Il y a depuis quelque temps un retour d'intérêt évident pour les
micro-organismes, jusqu'ici délaissés du grand public car innombrables
et invisibles. On peut penser à l'étonnant succès en librairie l'an
dernier du livre de Giulia Enders sur l'intestin qui entre autres
soulignait l'importance du microbiote (*), et
à celui plus récent du livre de Peter Wohlleben sur la complexité des
écosystèmes forestiers et le rôle essentiel des mycorhizes (**).
Ce champ d'études a bénéficié depuis quelques années de nouvelles
techniques d'analyses génétiques (ce qu'on appelle la méta-génomique)
qui permettent, sans avoir à entrer dans des observations de détail en
laboratoire, de connaître la composition d'une population microbienne,
et aussi de méthodes de traçage chimique permettant de suivre
plus précisément les échanges métaboliques.
Ainsi on comprend mieux aujourd'hui comment le monde microbien
s'organise à son échelle en écosystèmes complexes et comment ces
écosystèmes participent de façon déterminante à la vie des organismes
de grande taille que sont les animaux et les végétaux. On comprend
aussi à quel point est simpliste la vision initiée par Pasteur, voyant
les microbes principalement comme vecteurs de maladie, vision qui
pousse à une conception de l'hygiène par l'éradication des microbes. En
réalité, en étant des animaux, nous avons au fil de l'évolution
apprivoisé à notre insu ce monde microscopique qui est donc
probablement plus amical et favorable qu'hostile et néfaste.
Les biologistes observent l'omniprésence des symbioses dans de nombreux
phénomènes de la vie, et si les microbes sont les partenaires les plus
fréquents de ces symbioses, cela vient de leur petitesse, de leur
grande variété et de leur omniprésence car les microbes ont une grande
capacité à coloniser toutes sortes de milieux. Les bactéries sont
largement plus anciennes dans le monde vivant que les eucaryotes (***) et donc que les plantes ou les animaux, qui ont émergé dans des milieux déjà façonnés par les microbes.
Et si les plantes et les animaux sont parfois victimes d'envahissements
microbiens qui ruinent leur santé, ils vivent aussi dans une symbiose
permanente avec une multitude de microbes "amicaux" et "serviables" qui
ont un rôle majeur dans leur métabolisme nutritif et leur système
immunitaire. Pour ne prendre que ces deux exemples fondamentaux, sans
leur mycorhize, la plupart des plantes seraient incapables d'extraire
les nutriments du sol, et sans la fermentation microbienne, la
digestion des animaux ne fonctionnerait plus.
Les microbes prédigèrent la nourriture, ils occupent le terrain,
colonisent les cavités et la surface des gros organismes, vivant avec
eux en symbiose, échangeant des nutriments, neutralisant certaines
toxicités, leur apprenant à ajuster leur défenses ou les protégeant des
infections néfastes, etc... Ces microbes symbiotiques (surtout ceux qui
sont transmis d'une génération à l'autre de façon héréditaire) ont
coévolué avec les organismes qui les hébergent, devenant plus
spécialisés et "efficaces" dans leurs "services", mais aussi moins
autonomes dans leur capacité à une vie autonome.
L'évolution par la symbiose est du reste un mode d'évolution qui permet
à un organisme d'acquérir à peu de frais des capacités complexes "mises
au point" par des micro-organismes déjà existants: C'est le cas des
mitochondries, des chloroplastes, et d'autres endosymbiotes divers (****).
Pour Marc André Selosse, on est conduit à réfléchir à ce qui fait
partie de l'individu, ou à ce qu'est une espèce, et à se demander s'il
ne serait pas plus judicieux d'adjoindre à l'animal son microbiote
interne et même externe.
Mais la réhabilitation des microbes ne concerne pas que l'organisme des
individus, elle touche aussi aux sociétés et à leurs cultures:
En effet, dans leur évolution culturelle, les hommes ont appris le
recours aux services des microbes, notamment lors de la transition
néolithique pour s'adapter à de nouveaux régimes ou pour conserver ou
désinfecter des aliments. Ils ont ainsi (sans le savoir) domestiqué
certains microbes: les bières, les vins, les fromages, les préparations fermentées
de légumes de lait ou de viandes sont apparues tôt et dans des
civilisations diverses. Ces pratiques sont constitutives des cultures.
On notera au passage que l'énergie abondante, en rendant possibles les
transports rapides, la stérilisation à haute température et la
conservation par le froid (*****), est un
facteur important de l'uniformisation culturelle et de l'oubli de ces
pratiques, qui sont pourtant riches de possibilités dans le contexte
d'une transition écologique soucieuse de relocaliser les circuits
alimentaires et de gérer à faible énergie la conservation des denrées.
Souvenons-nous que les transports et l'énergie du froid font partie des
gros postes de consommation d'énergie.
Une certaine agriculture
commence à comprendre qu'il est vain de vouloir cultiver des sols sans
vie microscopique, et fait de plus en plus la preuve qu'il est possible
de produire la nourriture en quantité suffisante sans avoir à tuer les
sols ni à nourrir les plantes de chimie industrielle. Les rendements
mirobolants de l'agriculture productiviste (scandaleusement qualifiée
de "conventionnelle") ne sont pas durables: ils ne durent pas car la
mort des sols conduit à une escalade technique dévorante en énergie et
en ressources.
Parallèlement en matière de santé, la conception pastorienne de la
microbiologie a donné au monde des microbes une image hostile et a
poussé les cultures modernes à un hygiénisme probablement abusif en
bien des points. Par exemple, on fait de plus en plus le lien entre la
bonne santé et l'existence d'un microbiote (interne et externe)
équilibré et stable. Pour éviter les maladies infectieuses, la
suppression de tous les microbes est une fausse bonne idée. Il semble
le plus souvent préférable que la microbiodiversité ambiante neutralise
le développement excessif des pathogènes, par des effets de
concurrence, en occupant le terrain, en éduquant les réactions de
défense. S'il faut certes penser à réduire les occasions de contagion
dangereuse que la vie contemporaine a multipliées, il faut aussi ne pas
craindre de cultiver une saleté propre, et apprendre à jardiner son
environnement microbien (interne et externe). Cette voie plus subtile
devrait être un enjeu majeur de bonne santé.
"Jamais seul" de Marc-André Selosse est un livre riche en connaissances, bien hiérarchisé et
très lisible. Il embrasse et rapproche des domaines variés (écologie,
santé, cultures alimentaires). En nous montrant la complexité et la
richesse des circuits du monde microbien, il change notre regard sur le
monde vivant et dénonce la vision trop mécanique qui conduit à le
traiter selon des pratiques simplistes mais destructrices et
contreproductives (hygiène, agriculture engraissée et bombardée aux
pesticides). C'est une incitation à plus de subtilité dans la conduite
du vivant, au respect (pour notre bien et celui de l'environnement) de
ce foisonnement invisible des microbes qui sont un constituant
essentiel dans les cycles de la nature.
(*) Giulia Enders, Le charme discret de l'intestin (Actes Sud) le microbiote est l'écosystème microbien qui colonise l'intestin. (retour)
(**) Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres
(Les Arènes) Les mycorhizes sont les des structures de champignons
microscopiques assurant une liaison essentielle entre les racines d'une
plante et le sol. (retour)
(***) Les Eucaryotes
correspondent à la branche des êtres vivants qui ont des cellules plus
complexes: chromosomes regroupés dans un noyau, organites tels que les
mitochondries et les chloroplastes. Ils peuvent être monocellulaires
(protistes) ou polycellulaires plus ou moins complexes et hiérarchisés
(plantes, animaux, champignons).(retour)
(****) Dans une cellule, les
mitochondries sont responsables du métabolisme énergétique et les
chloroplastes assurent la photosynthèse dans les cellules des végétaux.
Depuis quelques décennies, la plupart des biologistes sont d'accord
pour considérer que les mitochondries ou les chloroplastes des
eucaryotes sont en fait des bactéries vivant en symbiose interne avec
les cellules qu'elles approvisionnent en énergie ou en matière
organique. (retour)
(*****) les transports et les équipements
réfrigérants sont parmi les gros consommateurs d'énergie. Par
comparaison, les processus de fermentation (contrôlés) assurent à
relativement faible énergie la conservation des denrées. (retour)
44. Tout changer pour que rien ne change,
(retour sur des mois de fièvre électorale)
juillet 2017
Le
grand changement institutionnel est maintenant achevé: les têtes ont
certes pas mal changé, les étiquettes des partis ont changé ou
changent, mais si on s'intéresse aux politiques qui vont être conduites,
le changement est plutôt en trompe l'oeil:
A la présidence, on a remplacé un social-libéral indécis et qui se
prétendait encore à gauche par un libéral assumé. C'est une
clarification qui met fin ouvertement à l'ancien clivage droite-gauche,
mais cette distinction était devenue très artificielle après des
décennies de dérive des étiquettes politiques loin de leur sens
d'origine.
A l'assemblée nationale le personnel change notablement mais les grands
blocs d'opinion demeurent, avec des effectifs qui au fond n'ont bougé
qu'assez peu:
Le Parti Socialiste est en fin de compte en grande partie substitué par le mouvement du président LREM (*),
c'est-à-dire que là aussi, le social-libéralisme masqué a cédé la place
au libéralisme ouvert et "progressiste" avec à peu près le même nombre
de députés,
Le Modem (qui a par ailleurs raté son entrée au gouvernement) a pu
gagner des places et maintenir son identité à la faveur d'une alliance
on ne peut plus logique avec le mouvement du nouveau président. Mais
une fusion à venir ne serait pas illogique.
La droite républicaine garde sa position même si elle s'érode et si
elle est risque de se fissurer en particulier sur la question du
soutien au gouvernement mais aussi sur la question des valeurs
traditionnelles.
Les écologistes "canal historique" se voient remplacés par la France
Insoumise, avec le même petit nombre de députés mais avec un
positionnement plus souverainiste et plus hostile aux compromis.
Le Parti Communiste conserve son petit pré carré, grâce à la survivance d'une tradition idéologique pas encore éteinte.
Le Front National, malgré sa percée à la présidentielle, ne gagne que quelques députés et reste maintenu en marge au parlement.
On le voit, on est bien loin des bouleversements que les analystes politiques annonçaient pendant les élections.
En réalité, le système électoral
français est toujours aussi injuste, car il favorise les dominants de
façon caricaturale: si on met en correspondance l'opinion telle qu'elle
s'exprime au 1er tour des législatives avec le nombre de députés
finalement obtenus, on constate qu'un député En Marche ou Modem
correspond à presque deux fois moins de voix que la moyenne nationale,
alors que les députés des partis minoritaires représentent de 2 à 8
fois plus de voix que la moyenne (**).
Le parti au pouvoir, libéré de la fausse opposition droite-gauche, a
l'intention de faire usage sans complexe des possibilités
institutionnelles favorables de la Cinquième République. Certains
commentateurs parlent même à propos de Macron de bonapartisme. Il
faut dire que notre nouveau monarque - manager est arrivé au sommet à
l'issue d'un trajet aussi habile et rapide que chanceux, n'ayant
auparavant jamais affronté les suffrages. Une fois élu il favorise
l'accession aux responsabilités de personnes à qui il trouve des
compétences, mais dont une forte proportion n'est pas non plus passée
par la case démocratie (***). Ces nouveaux
venus dont beaucoup ont auparavant occupé des responsabilités
dirigeantes ont pu ainsi apparaître aux électeurs comme vierges de tout
passé politicien et auréolés d'une réputation sans tache. En réalité,
on les voit maintenant se comporter en bon partisans godillots, éludant
les questions à coup de langue de bois, votant à sens unique et faisant
tout pour écourter les débats.
La chance a donc souri aux opportunistes et aux influents qui préparaient en coulisse l'après-Hollande:
Le fauteuil de De Gaulle est maintenant occupé par un jeune technocrate
moderne et charmeur, entouré de managers ambitieux qui veulent plier le
pays à l'économie main stream. Les eurocrates de Bruxelles saluent
l'avènement en France d'une orthodoxie qu'ils n'attendaient plus. L'été
est consacré au tour de vis budgétaire et à asseoir l'image
présidentielle en invitant quelques chefs d'état choisis sans trop de
scrupules (****).
Quid de l'écologie dans tout çà ? Elle est politiquement dispersée, et
son discours est récupéré, sans qu'on puisse savoir quelle place cela
prendra dans les politiques menées dans le quinquennat à venir. On peut
craindre que la tonalité principalement "libérale moderne" des nouveaux
dirigeants politiques ne conduise à une écologie minimale, attentiste,
faite pour l'affichage et réduite dans son action par le respect des
incontournables règles européennes de gestion libérale. Au mieux
pourrons-nous saluer quelques réformes gadgets qui n'engageront pas de
remise en cause trop forte.
Quant au véritable tournant écologiste, il sera selon toute
vraisemblance reporté une fois de plus. Le courant social écologiste,
qui à en croire les résultats de premier tour des présidentielles pèserait près d'un quart
des suffrages exprimés (*****), reste clivé
par les divergences de stratégie et par la question européenne: d'un
côté les fidèles de Mélenchon voient dans l'Europe un des principaux
obstacles aux changements souhaités (notamment sociaux) et de l'autre
côté ce qui reste du parti écologiste et des soutiens de Hamon forme
une nébuleuse plutôt europhile, l'Europe devant à leurs yeux être un
levier pour opérer certaines avancées écologiques.
L'accession d'écologistes revendiqués à des postes en vue (Hulot
ministre d'état et De Rugy au perchoir) manifeste une volonté de
paraître dans l'air du temps mais ne dit pas ce qui en résultera dans
la réalité, car ces nominations paraissent très décalées par rapport à
ceux qui sont aux responsabilités. On en saura plus lorsque viendront
les premiers arbitrages de poids.
Pour ne pas être entièrement pessimiste, souhaitons que la séquence de
recomposition à venir permette de clarifier les choses et de repartir
sur un meilleur pied. Souhaitons aussi que l'arrivée au pouvoir des
centristes favorise, par l'introduction d'une part de proportionnelle,
une meilleure représentation de l'opinion. Nos nouveaux dirigeants
semblent convaincus que les structures économiques du pays doivent être
assouplies, on aimerait qu'ils aient le même souci à propos des
structures politiques.
(*) un article du JDD note d'ailleurs qu'une forte proportion des élus
LREM proviennent du Parti Socialiste. Ce qui reste du PS est encore en
suspens. Maintenant que Hamon a quitté le PS, ira-t-on vers une
disparition ou vers la subsistance d'un résidu plus ou moins rallié à
la majorité présidentielle ? Une renaissance est improbable. (retour)
(**) en divisant le nombre de voix obtenues au 1er tour des
législatives (représentatif des opinions) par le nombre de députés
obtenus à l'issue du 2e tour, on peut compter combien d'électeurs
"représente" un député: La moyenne est de 39537 votes de 1er tour par
député, mais pour LREM, c'est 20885, pour le Modem 22196, pour LR
31623, pour le PRG 33473, pour l'UDI 40425, pour le PS 58130 et pour le
PC 61550. La distorsion devient criante avec la France Insoumise
146921, Debout la France 265433, le FN 339879, et l'écologie
973739. C'est là un effet du système majoritaire à deux tours qui
amplifie la dominance dans l'opinion et écrase les idées un peu trop
minoritaires. (retour)
(***) Il est vrai aussi que ce passage est loin d'être si vertueux,
encourageant les discours creux, les promesses en l'air, des tactiques
de séduction pleines de duplicité, et que nombreux sont les électeurs
qui se sont promis de ne plus croire à tous ces discours formatés pour
la campagne. (retour)
(****) Austérité budgétaire pour les collectivités locales et pour l'armée, tapis rouge pour Trump, Poutine ou Netanyahou. (retour)
(*****) Addition du vote Mélenchon et du vote Hamon, et indication des sondages. (retour)
43. Contre Trump, tous écolos ?
début juin 2017
Quand j'entends les réactions désolées ou horrifiées au dernier discours de Trump dénonçant l'accord de Paris,
Quand j'entends les commentateurs saluer la nomination comme ministre
d'état de Nicolas Hulot et espérer que son pouvoir puisse aller au delà
du minimum symbolique,
Quand je vois aux législatives la couleur verte s'étendre sur les
affiches et les tracts, et de plus en plus de candidats se revendiquer
de l'écologie,
Quand je lis en bas des pages de publicité que les grosses voitures
agressives qu'elles nous vantent ne consomment que 5 litres aux 100 km,
Quand je vois mon supermarché mettre en évidence le vin bio et le
chocolat équitable, quand il proclame ne plus mettre en rayon que des
oeufs de poules élevées en liberté,
J'ai l'impression que tout le monde est ou devient écologiste, et je me
dis que je suis bien entouré. Je me prends à rêver qu'au delà du petit
monde des déjà convertis, de ceux que je vois autour de moi, famille ou
amis, amapiens (*) du jeudi, du petit public des films militants, la conscience écologique commence vraiment à gagner l'ensemble de la société.
Mais .....
Quand je vois dans ma rue ou sur l'autoroute les voitures se multiplier, et pire encore grossir et s'alourdir (**)
Quand les jours d'anticyclone je vois le bleu du ciel virer au gris au voisinage de l'horizon,
Quand, en allant accueillir quelqu'un à Orly, je vois l'aérogare de plus en plus saturée,
Quand je vois les engins de chantier de plus en plus puissants déplacer
des volumes de terre de plus en plus gros, quand j'entends le chant
des tondeuses, des tronçonneuses et des soufflettes envahir l'espace
sonore,
Quand je vois devant moi dans la file du supermarché des
caddies remplis de produits de qualité douteuse mais tellement emballés,
Quand je mesure le temps d'antenne mobilisé par la vacuité des
engouements sportifs et les espoirs misés dans l'organisation de jeux
olympiques, d'expositions universelles et autres éléphants blancs d'une
modernité à bout de souffle,
Quand je vois les sondages politiques toujours si favorables à ceux qui pensent qu'on ne peut se sortir du
marasme actuel qu'avec plus de croissance, en "libérant" l'économie, en
devenant encore plus compétitifs,
Quand je constate qu'on a si peu parlé d'écologie dans les débats
présidentiels et que les journalistes ne se passionnent que pour les
carrières brisées des ténors politiques,
Quand je lis qu'au nom du maintien des emplois il faudrait continuer l'exploitation du carbone sale (***) ou maintenir en service des centrales nucléaires plus que vieillissantes,
mais que les nouveaux emplois de la transition écologique sont regardés
comme trop utopistes pour justifier l'aide publique,
Quand je mesure la force des enjeux pétroliers, et le rôle du cynisme
marchand dans l'arrière plan des grandes crises géopolitiques qui
occupent la une des médias (****)
Quand je mesure le retard pris depuis le Sommet de la Terre à Rio il y
a un quart de siècle et celui de Kyoto il y a deux décennies,
Je me dis aussi que les hommes n'en finissent pas se
construire une conscience mondiale pour prendre le virage vert.
Et j'ai bien peur que l'unanimisme écologique qui à certaines occasions
émerge un peu partout ne soit d'autant plus fort qu'il n'est en réalité que
l'affichage d'une vertu de principe nettement moins difficile à pratiquer que les
changements concrets sans cesse retardés.
Sauvons donc (si nous y pouvons quelque chose) l'accord de Paris, accord mondial certes, mais qui ne contient que
des engagements de principe assez lointains,
.... et en attendant, cessons
de chipoter sur les imperfections du projet de taxe carbone ou sur les
nuisances de l'éolien, de douter des capacités ou de la validité
économique de
l'agriculture bio, de fustiger l'indiscipline des cyclistes, de
dénigrer les voies sur berges rendues aux piétons, de gloser sur les
contorsions politiques des écolos, et bien d'autres choses encore....
(*) "amapien":
membre d'une AMAP, association qui tisse entre les consommateurs et les
paysans producteurs des relations directes et solidaires (retour)
(**)les "nouvelles Mini" ou les "nouvelles Fiat 500" sont plus grosses et plus lourdes que bien des voitures "moyennes"(retour)
(***) l'élection de Trump marque la
prééminence du charbon sur la Silicon Valley, donc du carbone contre le
silicium. Il est singulier de noter que ces deux éléments sont des
cousins chimiques, situés l'un au dessus de l'autre sur la même colonne
du tableau de Mendeleiev. La chimie du carbone est à la base de la vie
sur la Terre, mais c'est ce même carbone accumulé par la vie sous forme
fossile et brûlé par l'industrie qui dérègle le climat. La chimie du
silicium est le fondement de la magie technique moderne, dont on ne
sait pas bien encore si elle rendra les hommes collectivement idiots ou
intelligents. (retour)
(****) le pétrole est l'énergie dominante
dans le secteur des transports, qui jouent un rôle de premier plan dans
le commerce mondial, mais peinent fortement à passer aux énergies
propres. (retour)
42. " Business as usual ", les affaires vont pouvoir reprendre
début mai 2017
Dans
cette élection présidentielle pour le moins fertile en imprévus, les
tenants du "business as usual" comme on dit ont eu quelques alarmes,
mais aujourd'hui, tout s'arrange. Il faut reconnaître que dans les
cercles dirigeants, on a su jouer la bonne carte au bon moment, puis
bénéficier d'une bonne dose de chance qui a mené à la victoire. Les
scandales d'argent à droite et l'émiettement à gauche ont ouvert une
opportunité à un ovni politique habile mais apparemment un peu isolé
(en réalité soutenu par des réseaux influents) qui s'est retrouvé en
finale face à une adversaire trop caricaturale et trop inquiétante pour
l'emporter.
Si la personne de l'élu incarne un renouveau, son positionnement
politique annonce une continuité dans la gouvernance qui n'échappe à
personne, en particulier pas aux milieux d'affaires ou aux eurocrates
qui ont largement salué sa victoire. Le nouveau président issu de cette
surprenante séquence électorale est en réalité une sorte de surimi politique, reconstitution composite revendiquée à partir d'éléments de provenance diverses (*),
bien arrangé par quelques additifs et artifices de présentation, et
accompagné d'un discours assez creux, mais bien dans le sens du vent.
Une recette éprouvée dans le monde du commerce.
Plusieurs commentateurs ont souligné que le vote Macron provenait
surtout de ceux qui voient l'avenir positivement, alors que les votes
FN ou FI manifesteraient une vision pessimiste de l'avenir (**). Mais dans le monde d'aujourd'hui, est-il bien sûr que les optimistes soient réellement clairvoyants ?
Sous un visage aimable, l'ex-ministre des finances représente en
réalité le camp libéral (au sens plein du terme), le camp de ceux qui
misent tout sur l'affairisme galopant de notre époque, mais ne veulent
pas voir qu'il ne fait que faire mousser l'argent par toutes sortes
d'artifices et de futilités et surtout que cela se paie par la montée
de la précarité, corollaire de la concurrence généralisée, et la
surexploitation des ressources. Cet affairisme si couvert d'éloges en
haut lieu ne peut que conduire à de graves crises, menaçant très
gravement l'équilibre de la biosphère et ruinant des vies humaines par
le chômage, les délocalisations et le démantèlement de l'action
publique.
Au cours de la campagne électorale, les reproches faits à ce mode
dominant de la gouvernance émanaient schématiquement de trois camps
politiques: une droite républicaine et libérale prêchant ouvertement la
cure d'austérité et le retour aux vieilles valeurs, une extrême droite
xénophobe surfant sur le mécontentement des laissés pour compte de la
mondialisation, et une gauche critique du capitalisme qui enfin a
décidé d'articuler dans son raisonnement la question sociale et
l'impératif écologique, mais qui hélas peine encore à se recomposer.
Ceux qui se croient progressistes en prolongeant un mythe technique et
économique à bout de souffle et pensent que la politique doit avant
tout se conformer à la doxa économique condamnent l'extrême droite
comme la gauche radicale par le même mot de populisme, mais ce procédé
commode est bien trop politicien pour être honnête.
De fait, l'extrême droite n'a eu aucun complexe à jouer de la corde
populiste, confirmée dans sa stratégie par le mépris autiste de la
classe politico-médiatique, mais plus que son populisme, ce qui la
discrédite, c'est avant tout sa xénophobie et son attitude
antidémocratique.
Sur l'autre bord, à gauche, s'il est vrai que certains propos relevaient du populisme (***),
l'essentiel du discours était surtout plus radical que populiste,
exempt de racisme et avide de plus de démocratie. Les gros espoirs mis
dans la transition écologique, la volonté de sortir des carcans
libéraux dominants ont trop vite été qualifiés d'utopistes,
d'irresponsables ou même de réactionnaires, alors que bien des exemples
en montrent la validité, dans notre pays ou dans d'autres. Ces
propositions ont du reste rencontré elles aussi une importante adhésion
des électeurs, même si à cause d'une mauvaise conjoncture politique ils
ont malheureusement été contraints à perdre leur pouvoir en divisant
leurs votes.
Si les enjeux de fond sont plutôt clarifiés, la géographie partisane
est plus que brouillée et incertaine que jamais. Le paysage politique
est même littéralement un champ de ruines, ce qui en soi n'est
peut-être pas si mal tant les partis et les acteurs étaient
discrédités. Les élections législatives vont donc se dérouler sur un
fond de décomposition-recomposition complète sans qu'on sache vraiment
quel renouveau on peut en espérer. Et il y a fort à craindre hélas que
sous l'emprise d'une culture politique centralisatrice et défavorable
aux nuances, la reconstruction en France d'une gauche à la mesure des
problèmes ne se fasse que beaucoup plus tard (****).
L'opposition simpliste entre les intérêts du business mondialisé et le
repli nationaliste bas du front a monopolisé le débat une fois de plus
et rejeté aux oubliettes les questions d'écologie. Quand sortirons-nous
enfin de ce manichéisme si favorable aux détenteurs réels du pouvoir
que sont les milieux d'affaires pour s'atteler sérieusement aux
urgences planétaires ?
(*) en particulier cette combinaison de
libéralisme économique et de libéralisme sociétal que Jean-Claude
Michéa considère comme indissociables, du fait d'une origine commune
dans l'histoire des idées. (retour)
(**) les cartes du vote par communes
montrent le contraste caractérisé entre les zones urbaines et ce que le
géographe Christophe Guilluy appelle la France périphérique. (retour)
(***) par exemple les diatribes
"dégagistes" du candidat de la France Insoumise. Sur le populisme, voir
cet article dans la rubrique philosophie de Think-thimble. (retour)
(****) le système politique français
favorise la personnalisation à outrance, mais cette dernière rend
difficile la coopération autrement que par allégeance à un leader
possible président. La position dure adoptée par les partisans de
Mélenchon face à ceux qui défendent les mêmes causes et dont bien des
électeurs ont contribué au score de leur champion incite au pessimisme.
(retour)
41. A qui appartient le monde ?
début avril 2017
Dans
plusieurs pays et sous divers visages, des souverainismes émergent en
opposition aux logiques de la mondialisation. Une bonne partie des
débats de la présidentielle et de ses enjeux européens ramène à cette
question, l'actualité est occupée par le Brexit et les premières
décisions du nouveau président des Etats-Unis qui, avec pour mot
d'ordre America First, prétend fermer ses frontières et revenir à une
politique énergétique ignorant délibérément les impératifs planétaires
de sauvegarde du climat.
L'argument de Donald Trump qui (comme le dit Nicolas Hulot dans une tribune récente)
penche de plus en plus vers le crime environnemental planétaire est que
la terre des Etats-Unis appartient aux américains, et qu'ils sont y
donc souverains pour décider ce que bon leur semble. Ce raisonnement
oublie deux choses:
Premièrement, sans contester l'appartenance juridiquement reconnue de
la terre des Etats-Unis au collectif des concitoyens de Trump, on doit
rappeler que cette appartenance résulte d'un processus historique
entaché d'injustices nombreuses et importantes (*),
qui devraient au moins tempérer les certitudes arrogantes des
Etatsuniens et sans doute impliquer en retour quelques devoirs envers
le reste du monde.
Deuxièmement, les Etats-Unis (territoire et population) appartiennent
aussi à la planète Terre, et à ce titre, comme l'ensemble de la
biosphère, ils seront concernés (ils le sont déjà) par les effets du
dérèglement climatique. Le renforcement des frontières n'empêchera pas
les gaz à effet de serre émis par les Etats-Unis de se répandre dans la
totalité de l'atmosphère, ni les ouragans de balayer l'Amérique du
Nord.
Il n'y a pas que les circuits marchands ou financiers qui se jouent des frontières.
Plus généralement, peut-on répondre clairement à la question: A qui
"appartient" le monde ? Du point de vue juridique, bien sûr, mais aussi
et surtout dans les faits, même si bien souvent dans ces matières, le
droit (édicté par les puissants ou sous leur influence) vient confirmer
des positions acquises de fait (**).
Si on pense que la terre appartient à celui qui en dispose, elle
appartient en premier lieu au chasseur-cueilleur, à l'éleveur, ou au
paysan (***). Mais ceux-ci, faute de se doter d'un pouvoir suffisant
pour défendre leur terre peuvent se voir assujettis à de plus puissants
qu'eux, prédateurs, seigneurs et rois, états, colonialistes, qui
exproprient ou plus souvent prélèvent leur dîme "en échange" d'une
administration collective plus ou moins heureuse. Il ne faut donc pas
s'étonner qu'au cours de l'histoire, les régimes juridiques de
propriété du sol se soient constitués selon des modalités qui ont
largement favorisé les puissants.
Il suffit d'observer un peu le monde contemporain pour constater qu'il
"appartient" relativement peu aux hommes ordinaires qui forment le plus
grand nombre et beaucoup aux puissants, aux menaçants, aux énergivores,
aux mobiles, aux ubiquistes opportunistes, aux capitalistes. Les
institutions mondiales et le droit international ont dans leur ensemble
confirmé cette appartenance: le conseil de sécurité de l'ONU est sous
l'égide des puissances militaires, les institutions économiques
mondiales propagent le libre échange, le système des transports
maritimes, et surtout aériens a tissé son réseau sur l'ensemble de la
planète (pour le rail et la route, c'est inégal selon que les états ont
ou non les moyens d'entretenir la continuité des infrastructures). Il y
a bien quelques territoires qui échappent à cette logique, qu'ils
soient réservés aux "peuples premiers ou autochtones", ou protégés
comme curiosités naturelles ou réservoirs de biodiversité, mais ces
exceptions sont un peu la clause de bonne conscience qui autorise à
ouvrir le reste de la planète à la convoitise déchaînée des intérêts
marchands.
Tous les terriens n'ont pas les mêmes possibilités d'exprimer leur "possession" du monde:
Un occidental moyen peut décider de voyager où bon lui semble, il peut
choisir de résider un peu partout dans le monde, aidé par son argent,
sa mobilité, et ses liens à toutes sortes de réseaux. Une grande
compagnie mondiale peut décider d'investir partout où elle trouve de
l'intérêt, exploiter une mine, construire des usines, ouvrir des
bureaux et des agences. Les gros armateurs de pêche peuvent réunir
assez de moyens techniques pour continuer à prélever une ressource qui
s'amenuise, au détriment de la bonne santé des mers et au détriment des
petits pêcheurs fragilisés par la baisse des cours et la rareté des
prises.
Un paysan sans terre du Brésil ou un éleveur de chèvres malgache n'a
pas accès à tous ces outils. Il est limité dans sa mobilité, dans ses
moyens techniques et pécuniaires. Il suffit de comparer la facilité
offerte aux touristes des pays riches aux difficultés rencontrées par
les migrants fuyant la misère et la guerre. Les gens ordinaires, par
nécessité ou par sagesse ne possèdent de la terre qu'une portion
mesurée à la modestie de leurs moyens, et ils peuvent parfois s'en
trouver expropriés par les appétits et la démesure des dominants.
La mondialisation marchande en cours reprend, sous une forme
rénovée, la logique que Tocqueville décrivait au début du XIXème
siècle par laquelle l'état américain constitué par les colons venus
d'Europe expropriait peu à peu de la totalité de leur territoire les
populations autochtones. Constater ainsi qu'en fait, la terre
appartient ainsi à ceux des humains qui participent le plus à mettre la
biosphère en crise ne rend pas optimiste sur l'avènement si nécessaire
de civilisations durables et donc modérées. Certains pensent pouvoir
contrer la logique prédatrice actuelle en conférant à la Nature un
statut de personne juridique ou une valeur économique, mais il semble
que ce raisonnement n'aboutisse qu'à des palliatifs peu efficients,
sans compter qu'en intégrant la Nature dans le droit ou l'économie, on
la soumet plus complètement encore à la logique des hommes. Si le
droit et l'économie sont parvenus à partager la propriété du sol, ils
ont des difficultés en ce qui concerne le sous-sol, les eaux, et n'ont
aucune prise sur l'atmosphère ou le climat. Un écosystème n'est donc en
bonne logique pas appropriable.
D'un point de vue philosophique ou moral, la Terre (la Biosphère) n'est
la propriété de personne en particulier, ni même une propriété partagée
entre tous les hommes, ni même la propriété de l'humanité. Elle fait
plutôt ce qu'on appelle "les biens communs".
Et aujourd'hui, du fait de notre puissance d'agir et de notre
conscience des choses, nous avons envers ce bien commun une
responsabilité vitale.
Ce qui se passe avec les sociétés humaines, leurs modes de vie, leurs
organisations et leurs cultures, est (à une échelle plus globale) dans
la même logique que ce qu'on peut observer dans les écosystèmes
naturels. Certains organismes y semblent dominants, quoique bien
souvent, ils soient aussi tributaires des services qui leur sont rendus
par d'autres plus modestes, Chacun s'arrange pour trouver sa niche à
son échelle, sa stratégie de survie, voire de durabilité, de
propagation. Dans ces ensembles complexes, on trouve aussi des
ubiquistes, des opportunistes, des invasifs, dont le succès excessif
peut mettre en danger la prospérité de l'ensemble du milieu vivant.
L'écosystème forestier semble dominé par les arbres qui mettent en jeu
de grandes quantités de matière vivante, règlent la lumière et
l'humidité, et offrent nourriture et abri à quantité de commensaux.
Mais il n'est pas possible de dire qu'une forêt appartient aux arbres
qui la peuplent et la façonnent, plus qu'aux animaux qui l'habitent, ou
qu'aux myriades de petits organismes qui contribuent à maintenir son
sol vivant ?
Des notions juridiques ou morales comme la propriété et la justice sont
inapplicables à la nature en tant que telle. Par contre elles doivent
servir aux hommes à organiser collectivement la prise en compte de la
responsabilité qu'ils ont prise en s'appropriant leur planète.
(*) Pour ne citer que les deux
principales injustices, mentionnons la spoliation des Amérindiens par
le nouvel état constitué par les colons venus d'Europe (très bien
décrite par Tocqueville dans "De la démocratie en Amérique"), ainsi que
la déportation massive d'Africains ayant contribué comme esclaves à la
prospérité des plantations. (retour)
(**) Le
sens juridique du mot appartenir est son sens premier. Par
l'appartenance, la société reconnaît qu'une chose est à la disposition
de quelqu'un qui peut en faire ce que bon lui semble, avec toutefois
des limites, car la propriété n'est pas un droit absolu. Le
propriétaire ne peut torturer son chien, abattre sans raison un arbre
centenaire, construire n'importe quoi sur son terrain, ou s'y livrer à
des activités nuisibles, en particulier au voisinage. Par ailleurs,
l'appartenance est souvent partagée entre plusieurs, voire un très
grand nombre de propriétaires. (retour)
(***) Et encore on fait là abstraction du
reste du monde vivant dont on oublie de se poser la question de savoir
s'il n'aurait pas des droits. Une des grandes lacunes du droit (même celui qualifié de "naturel")
est de ne s'intéresser qu'aux hommes et aux sociétés qu'ils forment, en
oubliant que leur appartenance à la Biosphère est un facteur essentiel
de la nature humaine. (retour)
40. Réflexions sur un lave-linge (petite fable politique)
fin février 2017
Depuis
deux mois, les actualités plus ou moins inattendues se succèdent et
j'ai eu du mal à me décider sur le sujet de mon premier billet de cette
année. Sans même aborder les scandales qui visent des candidats, il y a
évidemment pourtant beaucoup à dire, en particulier sur l'écologie
devenue aujourd'hui un thème marquant à gauche, sur la sclérose de
notre Cinquième République ou sur les chausse-trappes qui piègent la
quête de l'homme (ou de la femme) providentiel(le) par laquelle tout
passe en France.
Jeux de masques, connivences ou défiances, espoirs et rancunes,
émaillent un millésime 2017 déjà riche en surprises. Comment faire
croire au collectif démocratique quand notre système politique impose
les conciliabules et le regroupement autour du chef unique, comment
siphonner l'électorat (potentiel) d'un concurrent sans se faire
siphonner soi-même, comment afficher la nécessaire sincérité sinon des
promesses, au moins des engagements après les désillusions des
précédents quinquennats, comment faire croire à un volontarisme
novateur quand depuis longtemps, la politique est corsetée par
l'immuable doxa économique qui depuis plusieurs décennies et avec la
complaisance des dirigeants a pris le pouvoir réel ? Certains
brandissent les peurs et s'affichent comme nos protecteurs, d'autres
repeignent en couleurs chatoyantes un "pragmatisme de manager" dont
l'opinion a appris à se méfier, d'autres encore veulent se montrer plus
visionnaires, avec cette difficulté que les utopies des uns sont le
cauchemar des autres et réciproquement.
Il y aurait beaucoup à dire sur toute cette séquence en cours, mais
pour le billet qui suit j'ai préféré prendre les choses plus
légèrement, en proposant une petite histoire d'électroménager un peu
allusive.
En politique aussi, on lave plus blanc !
(A lire en écoutant la Complainte du Progrès, chanson de Boris Vian)
On dit souvent que le lave-linge est un des véritables
progrès en matière d'électroménager. On dit aussi que les régimes
démocratiques sont un progrès en matière de paix sociale. La petite
fable qui suit parle donc de lave-linge mais elle n'est pas sans
relation avec nos actuelles échéances démocratiques.
Imaginons un moment que votre lave-linge, pas si vieux au fond,
commence à faire des pannes à répétition, s'agite beaucoup à
l'essorage, fuie quelque peu et même en vienne à faire des taches sur
vos belles chemises. En plus vous trouvez qu'il consomme beaucoup, en
eau comme en électricité, et que ce n'est bon ni pour les factures, ni pour
la planète. Que faire ?
Au grand magasin ou vous l'avez acheté, le chef du service après-vente
vous conseille sans ambages d'en acheter un nouveau. Il y en a
justement en promotion. Vous hésitez devant la dépense et à l'idée de
mettre au rancart un appareil qui n'est pas si vieux.
Mêlé opportunément à votre courrier, un petit flyer pimpant vous
conseille Emmanuel, un jeune réparateur astucieux qui vient justement d'emprunter à la banque
pour se mettre à son compte (*). Dans un devis très étudié et très
raisonnable, établi gratuitement bien sûr, il vous propose une remise
en marche sans trop de changement. Pourquoi changer un appareil qui
rend encore service ? Pour cela, il préconise de court-circuiter une sonde dont
les alertes intempestives provoquent des arrêts, de connecter un
programmeur de récupération à la place de celui qui fatigue,
de débrider le limiteur de pression et d'augmenter le diamètre du tuyau de vidange, ajoutez deux ou trois
joints à colmater, quelques rustines, le changement des charbons du
moteur et une nouvelle courroie, votre appareil sera comme neuf et
repartira pour une nouvelle vie. Pour combien de temps ? On ne peut pas
garantir, de même que pour le bruit, la consommation d'eau et
d'électricité, ça sera comme avant, pas pire, mais pas mieux. Mais en
prime, il offre un produit miracle pour rattraper les chromes un peu
piqués, blanchir le plastique jauni et rénover l'émail de la
carrosserie.
Le casse-tête se complique lorsque François, votre voisin du dessus,
vous raconte qu'il a un lave-linge à céder pour cause de double emploi.
Il envisage en effet de se mettre en ménage avec la dame blonde à
grosse voix qui
habite en face sur son palier et à qui il fait de l'oeil. Il vous
propose donc de racheter (un peu cher à votre goût) son appareil "de
marque réputée", celui là ou peut-être celui de sa future compagne.
Très peu servi, mais d'un modèle qui ne vous convient décidément pas :
intolérant à certains usages (**), d'une couleur brun flammé "rustique" qui
va jurer dans votre salle de bains, et tout aussi bruyant et agité,
voire plus, que votre appareil en fin de course.
Décidé finalement à changer d'appareil et à vous équiper désormais
selon les dernières normes écologiques (***), vous retournez donc au grand
magasin et là, vous hésitez entre deux modèles assez comparables: très
économes en eau et en énergie, dosant la lessive au microgramme,
ménageant les textiles même les plus délicats, ils affichent tous les
deux dans un bandeau du vert le plus frais le même
classement AAAA++. Le modèle BenHam est certes de la même marque qui
fait aujourd'hui votre déception, mais au dire du vendeur, il est d'une
conception entièrement nouvelle. Le modèle JeL'M (une marque en plein
essor récemment arrivée sur le marché) est paraît-il conçu avec la plus
grande rigueur, mais il nécessitera probablement, si vous ne dénichez
pas le kit d'adaptation, de modifier les branchements. Le vendeur JeL'M
vous assure que ça se fait sans problème et pour pas cher, mais le
vendeur BenHam qui craint pour l'avenir de sa marque surenchérit et
vous propose en prime deux ans gratuits de lessive écolo au savon
végétal et une garniture au joli décor vert pour personnaliser votre
achat.
Gagné par une perplexité croissante et la migraine qui couve, vous
quittez le magasin en laissant les deux vendeurs, collègues mais
concurrents, qui échangent maintenant des propos aigres-doux,
s'accusant mutuellement de tourner la tête du client qui s'éloigne.
Le soir même, vous vous endormez et vous faites un rêve:
Les marques BenHam et JeL'M comprenant qu'elles visent le même marché,
on décidé de fusionner. Encore mieux, leurs appareils sont maintenant
conçus pour être entretenus, réparés et même améliorés par le client
lui-même. Les deux vendeurs redeviennent bons amis, et s'associent pour
fonder un nouveau magasin-atelier qui propose à prix promotionnel
l'outillage, les pièces détachées, le mode opératoire et des conseils
pour soigner et faire durer votre lave-linge. Le succès est au rendez-vous et le modèle fait école ailleurs.
Ce rêve est si beau que vous faites tout pour ne pas vous réveiller, ....
.... et
dans le rêve suivant, vous voilà flottant voluptueusement dans un monde
paradisiaque, où la douceur du climat et le confort des nuages, ainsi
que les moeurs pacifiées autorisent une vie d'innocence, enfin libérée
du linge et des lessives .....
(*) En plus, il travaillait jusqu'alors pour le même grand magasin, intéressante coïncidence, non ? (retour)
(**) Fonctionne mal avec les lessives écologiques, n'admet pas le mélange du blanc et de la couleur, même à basse température, (retour)
(***) C'est un des inévitables paradoxes de la transition écologique
que la perspective d'un meilleur fonctionnement sur le long terme nous
pousse à penser comme obsolètes des objet (ou des systèmes) qui
fonctionnent ou sont réparables. (retour)
39. Triomphe du cynisme
fin décembre 2016
On
ne peut pas dire que l'année 2017 soit annoncée partout avec espoir. En
ces derniers jours de 2016, ce sont en effet plutôt les inquiétudes qui
dominent, et si on y réfléchit un tant soit peu, cela vient de loin.
Dans le troisième quart du XXe siècle,
après le traumatisme moral du nazisme, pendant la parenthèse enchantée
des fameuses trente glorieuses, les valeurs avaient encore un sens dans
le débat public. Sans que cela n'exclue la duplicité ou même le franc
mensonge, hélas fréquents en politique, les peuples qui rêvaient à des
jours meilleurs croyaient encore qu'une partie de leurs dirigeants (à
défaut de tous) partageaient leurs valeurs et faisaient sincèrement en
sorte d'agir dans le bon sens. il y avait bien entendu des divergences
sur ces valeurs, selon les bords politiques, mais dans chacun des deux
camps de la guerre froide qui s'était installée après la deuxième
guerre mondiale on se référait à un idéal moral: bonheur
libéral-consumériste ou bonheur socialiste planifié, paix des peuples,
droits à l'autodétermination, droits de l'homme, progrès universel.
L'insouciance environnementale et la gestion keynésienne de l'économie (*)
donnaient aux dirigeants des marges de manoeuvre suffisantes pour que
tout cela prenne, au moins temporairement, un minimum de vraisemblance.
Mais après la pénurie pétrolière de 1974 et la contestation soixante-huitarde, vint la revanche néolibérale des années 1980 (**),
avec les yuppies prônant l'enrichissement plutôt que la niaiserie peace
and love des gentils hippies. A cette époque, la mentalité dominante a
amorcé un tournant qui se révèle aujourd'hui dans toute son ampleur.
Tandis que les réformes du commerce international et de la finance
instauraient une guerre économique généralisée, on s'est attaché à
faire admettre aux peuples le démantèlement des états-providence.
Ainsi, pendant de longues années et de façon répétée dans le discours
politico-médiatique, les bons sentiments ont été dénigrés, parce que
réputés inefficaces, sources de faiblesse et donc inadaptés au monde
actuel. Dans ce monde décrit comme dur et compétitif, qui comme on le
dit souvent de façon très significative "n'est plus le monde des
bisounours", le pragmatisme devait l'emporter sur l'idéalisme. Le
libéralisme économique, devenu dominant après la chute de l'URSS, est
fondé sur une philosophie pessimiste qui croit à un homme mauvais par
nature, qu'il serait vain de chercher à améliorer, mais que l'alchimie
des marchés parfaits transformerait sans qu'il le sache en acteur du
bien collectif. La libération des moeurs irait indissociablement de
pair avec la libération des forces économiques, et de même que l'Etat
n'a pas à imposer de morale aux particuliers, il n'a pas à intervenir
dans les affaires économiques. Raisonner à partir de valeurs morales
serait un piège comparable à celui que dénonçait Nietsche lorsqu'il
parlait de moraline, piège dans lequel tombent tous ces
"droits-de-l'hommistes" qui, sous des prétextes moraux dépassés,
veulent entraver la liberté d'agir ou de créer.
L'imaginaire culturel contemporain (quand il ne propose pas un
manichéisme primaire pour endormir les braves gens) développe sous
prétexte de catharsis un culte sournois de la violence. La méchanceté
consubstantielle au monde serait nécessaire pour ne pas dire bénéfique,
et les vrais héros, dont la psychologie est ambigüe à force de se
vouloir complexe, sont volontiers sans pitié. La pire des crapules est
rendue attachante par ses fêlures secrètes et les circonstances les
plus désespérantes recèlent des oasis de noblesse ou d'héroïsme. Ces
lieux communs de la fiction contemporaine autorisent à montrer la
violence ou l'ignominie avec une complaisance malsaine et à prétendre
que le mal est souvent source de biens cachés.
A ceux qui s'en inquiètent ou qui prônent des discours plus édifiants,
on répond qu'on ne fait pas d'art avec des bons sentiments, qu'il vaut
mieux agresser le spectateur ou le lecteur que le noyer dans la
guimauve. Et il n'y a rien à répondre à cela.
Voilà pourquoi il n'est pas étonnant que de plus en plus, et aujourd'hui de façon quasi paroxystique, le cynisme (***) le plus décomplexé prenne le dessus dans tous les domaines:
Cynisme des ultra-riches qui abusent de "l'optimisation fiscale", et
des lobbyistes qui agissent en coulisse pour saboter le bien public,
Cynisme des dirigeants chinois, russes ou arabes qui poussent jusqu'à
l'abus leurs avantages géopolitiques, cynisme des potentats africains
qui bradent leurs pays, et cynisme de ceux qui croient malin de faire
affaire avec eux,
Cynisme des marchands d'armement qui sont fiers de sauver des emplois
en vendant des avions de combat payés par la manne pétrolière,
Cynisme de ceux qui enveniment le conflit en Palestine en favorisant la
poursuite de la colonisation et en étouffant par tous les moyens
l'éclosion d'un état palestinien,
Cynisme en Syrie non seulement du dirigeant qui massacre son peuple,
mais aussi des puissants qui le soutiennent, font bombarder des
hôpitaux "qui seraient des refuges terroristes", cynisme aussi des
moins puissants qui, realpolitik oblige, font passer le malheur des
victimes par pertes et profits.
Cynisme des médias racoleurs et des pubards omniprésents qui prennent manifestement leur public pour des idiots,
Cynisme des candidats aux élections (primaires ou autres) et de leurs
communicants qui calibrent les discours en fonction des sondages, se
renient publiquement par calcul électoral, et promettent tout ce qu'on
veut la main sur le coeur, mais invoquent in petto à la formule si
rebattue "des promesses qui n'engagent que ceux qui sont assez naïfs
pour y croire".
Cynisme de ceux qui spéculent sur la hausse du pétrole et la reprise de
l'exploitation des hydrocarbures de schiste. alors qu'on sait que pour
maintenir changement climatique dans le domaine du maîtrisable, il
faudrait laisser dans le sous-sol 80% des réserves.
Cynisme des semeurs de doute au sujet des gaz à effet de serre, des
pesticides, des OGM ou des dangers du nucléaire, cynisme de tous ces
partisans du après nous le déluge.
Plus on s'approche des puissants, plus il devient difficile d'échapper
à cette contamination car la logique de l'ascension dans nos sociétés
contemporaines favorise les sans scrupules, les écraseurs ou les
sournois.
Le cynisme de Trump, affairiste décomplexé qui se fait élire avec un
discours populiste à la tête des Etats Unis, et n'a pas honte de se
trouver des connivences avec la froideur calculatrice de Poutine, puis
qui prétend nommer entre autres un lobbyiste des énergies fossiles
(Myron Ebell puis Scott Pruitt) à l'agence de l'environnement, un
ancien de Goldman Sachs (Steven Mnuchin) aux finances, un vautour des
affaires (Wilbur Ross) au commerce, ou le PDG d'Exxon (Rex Tillerson)
comme chef la diplomatie, ce cynisme là est la synthèse et le
couronnement de toute cette évolution.
Le monde si dénigré des bonnes actions, des actes qui donnent de
l'espoir, n'a pourtant pas disparu, mais il a perdu en visibilité. Il
existe encore sous forme dispersée chez les simples citoyens, dans le
monde associatif ou même à l'échelle de villes entières. Il fait éclore
un peu partout des germes de révolte, d'insoumission et d'invention du
changement. Ce monde-là n'est pas sur le devant de la scène, mais il
est réel, il s'étend à bas bruit et on devrait en espérer la floraison
massive. Pensons au succès inattendu il y a quelques mois d'un film
documentaire comme Demain, couronné d'un césar en 2016, ou à la sortie,
hélas plus confidentielle du film Qu'est-ce qu'on attend ?
C'est à cet espoir qu'il faut se raccrocher si on veut que l'année qui
vient soit à la hauteur de tous ces voeux que la tradition répand
partout.
(*) Au moment de définir
les politiques économiques et de configurer les institutions
financières internationales après la guerre, l'influence de John
Maynard Keynes fut déterminante. Les interventions des états et
institutions publiques pour relancer l'économie furent massives, cela
en opposition aux vues des néolibéraux comme Friedrich Hayek qui
croyaient essentiellement au moteur de l'intérêt privé et aux vertus
équilibrantes des marchés libres. Voir sur ce sujet le dernier livre de
Jacques Généreux, La Déconnomie. (retour)
(**) Le retour des idées néolibérales
favorisée par les élections concordantes de Ronald Reagan et Margaret
Thatcher est une véritable revanche idéologique de Friedrich Hayek et
de ses successeurs. Selon ses partisans, la reprise après la crise du
pétrole de 1974 devait résulter de la suppression des obstacles
étatiques au libre jeu des dynamiques économiques, cela sans
considération pour les conséquences sociales désastreuses. Le livre de
Serge Halimi, Le grand bond en arrière décrit tout cela en détail. (retour)
(***) Au sens actuel le cynisme est le
mépris de toute morale sociale. Il dérive d'un sens originel plus
nuancé attaché notamment à Diogène qui prônait la vertu par le
dénuement frugal et une liberté sans conventions hypocrites comparable
à celle du chien errant. (retour)
38. Milliardaire populiste, l'oxymore de la démocratie malade.
mi-novembre 2016
A
la surprise de la plupart des commentateurs, les Etats-Unis ont porté à
leur présidence "un milliardaire populiste". Au delà des commentaires
sur l'aveuglement des élites politiques et médiatiques et leur
surprise, ou sur les inquiétudes d'avenir, on souligne à juste titre
que le phénomène s'inscrit dans un mouvement plus large. Avec beaucoup
de distance et de raccourcis, on pourrait résumer ainsi la logique de
cette évolution:
Le capitalisme libéral a pris son essor il y a plus ou moins trois
siècles à la faveur des démocraties occidentales. Depuis, ayant fait
alliance avec le progrès technique (*), il n'a
fait que gagner en ampleur. Avec le retour néolibéral amorcé il y a
quarante ans sous Reagan et Thatcher, puis la chute du contre-modèle
communiste, l'argent a atteint un degré de puissance qui lui permet
aujourd'hui encore plus qu'avant d'être au dessus des autres formes de
pouvoir (politique ou religieux). Face aux grandes sociétés mondiales,
les pays sont maintenant petits, ils sont vassalisés, et ceux qui se
regroupent pour garder du pouvoir engendrent des structures politiques
bancales et trop grandes où la démocratie fonctionne mal, du fait de
l'éloignement croissant entre citoyens et dirigeants.
Aujourd'hui, le monde de l'argent devenu transnational tient les états
sous contrôle, par la finance et la dette, par la mise en concurrence
des régimes fiscaux et des lois sociales, par le chantage à l'emploi,
par son influence intellectuelle (**), par la connivence ou la collusion avec les milieux gouvernants (pour ne pas parler de corruption).
Dans le même temps, pour s'assurer la docilité des populations (en
particulier des citoyens ordinaires qui, lorsqu'il ne sont pas
complètement perdants, n'ont que les miettes du gâteau), il faut
continuer à entretenir les apparences démocratiques: Le spectacle du
cirque électoral est soigneusement alimenté à grand renfort d'argent,
de pronostics et de commentaires, mais en coulisse, les intérêts
financiers jouent de leur influence dans le monde politico-médiatique
pour éviter ou faire avorter (s'ils le peuvent) les candidatures qui
les inquiètent, en faire émerger d'autres, et pour orienter l'opinion
dans un sens qui leur soit acceptable. Mais avec le temps, ce système
est arrivé à sa limite. Le public de moins en moins naïf finit par
comprendre la mascarade des promesses électorales si mal tenues et
cette vague de désillusion finit par profiter à des ambitions
politiques moins conventionnelles, mais pas toujours sincères ni
honnêtes.
Par ailleurs, l'extension mondiale du système financier et commercial
exacerbe les concurrences internationales et accroît la pression sur
les populations et les environnements. Un vaste mécontentement émerge
donc un peu partout, fait d'un mélange extrêmement composite et pas
toujours cohérent de rejet de la politique et de repli individualiste,
de retour aux valeurs traditionnelles, de regret des trente glorieuses
(voire d'époques plus anciennes), d'inquiétudes face à la dégradation
de l'environnement ou à la mise en crise de la biosphère.
Instrumentalisées par les puissances
d'argent, les démocraties perdent la confiance de leurs peuples: Elles sont
incapables de rassurer leurs citoyens ordinaires autrement qu'en les
poussant à la compétition pour "doper la croissance" et maintenir leur
petite part dans des bénéfices de plus en plus hypothétiques. Les
dirigeants, y compris ceux qui se proclament de gauche, ont choisi (ou
ont parfois été contraints) de s'adresser aux "marchés" et aux
"investisseurs" et de ne satisfaire leurs électeurs que sous condition
de ne pas sortir du cadre imposé par la doxa néolibérale qui a envahi
les esprits et les institutions à différents niveaux depuis plus de
trente ans. Confirmés dans leur certitude de détenir la seule vérité
par l'écrasante majorité des grands médias, les gouvernants réduisent
les politiques sociales ou environnementales au minium cosmétique et
rejettent toute critique comme relevant au choix, de l'utopie, du
retour en arrière, de la protestation stérile ou du populisme. Grâce à
cette condamnation sans appel, les élites dirigeantes croient pouvoir
ramener l'électeur velléitaire à la raison, et quand un histrion
effectivement populiste accède par le vote à la présidence des
Etats-Unis, tout le monde tombe de haut (***).
Les mêmes éditorialistes qui vantaient le dynamisme et les vastes
opportunités du modèle américain se prennent soudain d'intérêt pour les
perdants aigris de la Rust Belt, prétendent du jour au lendemain être à
leur écoute, et après avoir prêché des années durant la rigueur face à
la dette et la honte de l'assistanat, ils saluent le retour de la
relance keynésienne. On remarquera en même temps que les Bourses, après
quelques heures d'émotions, ont bien vite retrouvé leur bonne humeur (****).
Les parallèles avec d'autres pays, Italie des Cinque Stelle, Grande
Bretagne du Brexit, mais aussi France du FN montant, sont d'autant plus
pertinents que la logique de fond est à peu de choses près la même:
virage libéral de la gauche de gouvernement, mépris à l'égard des
perdants de la mondialisation (*****),
matraquage médiatique pour la compétitivité et la rigueur budgétaire,
faiblesse politique face aux intérêts d'argent, régression sociale,
procrastination au sujet des questions écologiques.
Face à l'élection bien réelle de l'épouvantail, les acteurs de la
politique et des médias s'aperçoivent tout d'un coup qu'ils vivent dans
un monde coupé de la réalité, fait de courbes et d'indices, où l'on ne
prend conscience de la pression insupportable exercée par la folie
économique sur les gens et sur la nature que de façon abstraite,
épisodique ou lointaine par des échos assourdis lors d'une réunion au
sommet, par des images fugitives aperçues dans la presse ou à la
télévision, et plus rarement lors d'une confrontation un peu rude, mais
sous bonne protection, avec des mécontents excédés qui ont oublié les
codes de la bienséance démocratique. De là à remettre en cause leurs
certitudes et à cesser de penser toute contestation comme
réactionnaire, irréaliste ou populiste, il y a encore un grand pas à
franchir.
Le plus regrettable dans cette bascule politique n'est probablement pas
la résurgence du protectionnisme qui alarme tant les milieux
d'affaires, mais bien que la colère se soit cristallisée de la façon la
plus imbécile par l'élection d'un goujat climato-sceptique entouré de
réactionnaires rances. Là aussi, on paye des décennies de dérive des
médias avec l'inexorable ascension de la presse de caniveau et la télé
poubelle.
Comment échapper au populisme politique si on laisse la bride sur le
cou au populisme médiatique ? Après, on accuse en se pinçant le nez
internet et les réseaux sociaux, qui loin d'être innocents contribuent
en effet à exacerber les dérives des médias à l'ancienne. Mais il faut
insister sur le fait que la presse de caniveau et la télé-poubelle sont
justement nées avec les vagues de privatisation et le rachat par les
barons du capital des grands médias classiques et leur dépendance à
l'argent de la publicité (voir Berlusconi, Murdoch, Bouygues, Dassault
ou Bolloré).
Pourquoi des électeurs de plus en plus stressés au travail, menacés par
le chômage et abreuvés de distractions débiles devraient-ils voter
selon la raison des privilégiés ?
Le capitalisme débridé qui règne maintenant sans partage n'est pas
seulement destructeur pour l'égalité et l'harmonie sociale ou encore
pour l'environnement, il participe au premier plan à l'aveuglement ou à
l'abêtissement des peuples. Il serait temps que les démocraties (leurs
dirigeants et leurs citoyens) s'emploient à reprendre la main.
(*) puissance mécanique, transports, exploitation du sol et du sous-sol, armement, etc...
(retour)
(**) Il suffit de voir partout la prédominance en politique du discours économique.
(retour)
(***) Il semble selon certaines analyses, que l'élection de Trump soit due à
la démobilisation de l'électorat au moins autant sinon plus qu'au
réveil brutal de déclassés silencieux qui même sans réel espoir ont
voulu par le vote Trump rappeler leur existence aux élites.
(retour)
(****) Le lendemain de l'élection hausse dans les valeurs associées aux
pétroles de schiste et au bâtiment, ainsi qu'à la pharmacie qui espère
que la fin de l'Obamacare permettrait d'augmenter les prix.
(retour)
(*****) voir à ce sujet le géographe Christophe Guilluy qui voit des
correspondances entre la carte du vote Front National et ce qu'il
appelle la France périphérique
(retour)
37. Défi démographique, défi climatique
mi octobre 2016
Un
ancien président avide de revanche cherche un écho dans les médias en
multipliant les provocations. Une bonne part d'entre elles
mériteraient d'être ignorées, tant les ficelles sont grossières.
Sans vouloir en rajouter, j'aimerais pourtant revenir sur le revirement (*)
affiché par l'ex-président au sujet du changement climatique:
Tout en faisant mine de toujours se préoccuper des questions
environnementales et planétaires, il a déclaré en substance que la
question n'était en réalité pas tant climatique que démographique, et
que pour lui le problème numéro un est celui de la surpopulation, bien
avant le défi de la conversion énergétique.
A première vue, on pourrait admettre que ces deux questions sont
d'importance comparable, et que loin de s'exclure l'une l'autre, elles
sont liées. En effet, si on la prend en bloc, la crise écologique dite
de l'anthropocène est effectivement due à l'impact trop fort des hommes
sur la biosphère, notamment du fait de leur nombre croissant. Il faut
pourtant inclure aussi dans ce raisonnement un deuxième facteur, qui
est le niveau d'impact des individus.
Cela revient à poser le problème en termes d'empreinte écologique
collective et individuelle. Le nombre des hommes ne pose problème que
dans la mesure où leur empreinte collective dépasse les limites, ce qui
est le cas depuis quelques décennies. Mais lorsqu'on regarde un peu
dans le détail, il apparaît que l'empreinte écologique d'un humain est
extrêmement variable. Elle dépend en très grande partie de la quantité
d'énergie que dépense cet humain, et cette quantité fluctue fortement
selon le mode de vie (donc selon le pays) et la position
socio-économique de l'individu. On s'aperçoit ainsi que la plus grande
partie des humains (ces populations dont la prolifération serait
inquiétante) a une empreinte écologique individuelle basse, voire très
basse, cela à cause de leur pauvreté et des moyens très limités dont
ils disposent, et que chacun d'eux ne contribue que de façon réduite au
déséquilibre planétaire.
En réalité, c'est bien dans des pays à démographie maîtrisée (où le
mode de vie correspond à une forte empreinte écologique) que les
individus pèsent le plus fortement sur le dérèglement climatique (**).
Et cela de deux façons: Ils pèsent par leur forte consommation
d'énergie d'origine fossile (avec de gros rejets de gaz à effet de
serre), et ils pèsent aussi en proposant l'exemple d'un mode de vie
dépensier en ressources qu'ils diffusent grâce à leur influence
dominante dans l'économie mondiale.
Si la Chine ou l'Inde ont rejoint le club des plus gros pollueurs,
c'est moins du fait de leur démographie que du développement de leur
activité industrielle pour fournir au commerce international les
produits qu'il répand sur la planète tout en faisant bon marché des
droits sociaux et du respect de l'environnement. C'est aussi parce
qu'avec la prospérité économique, l'amélioration du niveau de vie de
nombreux Chinois ou Indiens (pas tous) se traduit par l'adoption des
mêmes pratiques polluantes que les Européens et les Américains.
On pourrait schématiser ainsi le discours de l'ancien président: avant
de passer du 4x4 diesel à la petite voiture propre, avant de renoncer à
faire le tour de la planète en avion tous les deux ans, avant de
réduire sa ration de viande ou de s'interdire les cerises à Noël,
attendons que les pauvres du tiers monde réduisent leur population,
puisque ce sont eux qui par leur trop grand nombre pèseraient sur la
biosphère (***).
Et de façon subreptice, il sous-entend que ce sont les pays pauvres
qui, avec leur démographie galopante, alimentent le flux des migrants.
Une version proprement malthusienne de l'écologie dans un air du temps
xénophobe.
De tels propos sont non seulement insidieux, mais ils sont injustes, faux et scandaleux.
Dans la mesure où c'est dans les pays du tiers monde qu'elle se pose,
la question démographique n'est pas directement l'affaire des habitants
du monde riche, mais ils ne peuvent pour autant se défausser
entièrement de leur responsabilité. Parmi les solutions à l'inquiétude
démographique, les plus reconnues supposent l'amélioration du niveau de
vie des populations et les progrès de l'éducation, notamment celle des
femmes (****). La communauté internationale (si ce mot a vraiment un
sens), peut déjà par différents canaux, travailler à la promotion de
ces moyens.
Et les pays riches ont un rôle de premier plan à jouer dans ce domaine,
notamment pour promouvoir des relations économiques équitables et des
aides aux politiques de santé et d'éducation. Du reste, dans les pays
dits "émergents", avec l'amélioration du niveau de vie, les taux de
fécondité redeviennent raisonnables (ce que les démographes appellent
la transition démographique). Du côté des pays riches, il n'y a pas de
meilleur moyen de favoriser la transition démographique des pays
pauvres que d'agir pour éviter que la logique actuelle de l'économie
internationale ne pousse à l'extraction forcenée des matières
premières et à l'exploitation éhontée de la main d'oeuvre.
Mais par dessus tout, ce que nous pouvons faire ici en Europe et dans
les pays riches, et que nous devons faire, c'est de réformer le modèle
technique et économique que nous proposons de façon à ce qu'il soit
viable du point de vue environnemental. Ce faisant, les pays
développés, et notamment l'Europe, montreraient qu'un certain confort
de vie de hommes est compatible avec la bonne santé de la biosphère.
Il nous faut donc apprendre à constituer notre prospérité non pas en
exploitant sans réserve les ressources du (pas si) vaste monde, en
gaspillant l'énergie, en rejetant sans souci pollutions et gaz à effet
de serre. C'est techniquement possible, nous en avons les moyens en
termes de savoir, de possibilités d'investissement, de capacité à
produire. Si nous tardons à le faire, c'est beaucoup à cause d'une
inertie dans le monde des dirigeants, qui sont pour la plupart formatés
à une pensée politico-économique aveugle aux enjeux écologiques, et par
ailleurs trop effrayés à l'idée de proposer à la population le
programme pourtant enthousiasmant de la reconversion à un futur durable.
Pour résumer, pour nous, pays riches, le défi démographique n'est pas
notre priorité. C'est plutôt celle des pays "du sud", ce qui n'exclut
nullement une aide de notre part. Par contre, notre véritable priorité
est le défi de la conversion écologique, et au lieu de chercher des
faux fuyants, nous devrions travailler pour faire entrer dans les
moeurs le moins lentement possible cette véritable et nécessaire
révolution dans la civilisation occidentale.
(*) Rappelons que ce président est celui de qui Nicolas Hulot avait obtenu le Grenelle de l'environnement.(retour)
(**) On dit couramment qu'il faudrait 3 à
4 planètes pour supporte une humanité vivant comme les occidentaux,
alors que les habitants du tiers monde ont une empreinte individuelle 5
à dix fois plus faible.(retour)
(***) C'est sur cette logique qu'avait
buté le sommet de Copenhague. Cette justice distordue est aussi à
l'oeuvre dans le domaine budgétaire et fiscal: il serait plus efficace
de trouver des économies du côté des moins riches qui sont nombreux que
du côté des privilégiés. Une augmentation de TVA ou une réduction des
intérêts du livret A rapporterait plus qu'une surtaxation des très
hauts revenus ou des grandes fortunes. (retour)
(****) Si la Chine a traité la question
démographique avec une redoutable efficacité par une politique
autoritaire, les autres pays émergents ne manquent pas de faire
d'importants efforts. La plupart des démographes sont optimistes sur
les résultats, sachant que ces questions fortement liées aux cultures
locales supposent une certaine progressivité pour être bien traitées. (retour)
36. Impressions de lecture: philosophie, connaissance et pratiques
début septembre 2016
L'été
est propice aux lectures longues, mais malgré les titres et les
quatrièmes de couverture prometteurs, j'en ai retiré une impression
pour le moins mitigée. Je m'attarderai ici sur l'insatisfaction, pour
ne pas dire l'agacement qu'ont provoqué chez moi certains "auteurs
philosophes", à qui je dois reconnaître le mérite d'interroger la
pertinence de nos modes de vies contemporains, nos valeurs, notre
rapport à la nature et au monde vivant (questionnement qui relève de la
philosophie), mais qui donnent de leur sujet un traitement pour moi
trop souvent décevant (*).
A distance salutaire de la frénésie technico-économique, mais assez
souvent réticents vis-à-vis des sciences, les cercles philosophiques
baignent aussi dans une culture qui aujourd'hui tourne à vide (du moins
à mes yeux). Lucides lorsqu'ils regardent avec distance, les
philosophes posent souvent les bonnes questions. Ensuite, pour cerner
leur problème ils retracent l'histoire des idées, parfois de façon
ciblée et condensée, mais plus souvent sur un mode trop exhaustif
et laborieux. Dans leur volonté de "remonter aux fondamentaux", ils se
perdent trop facilement dans l'étalage fastidieux de leur vaste culture
philosophique et dans des arguties absconses autant que dépassées.
Les interrogations que suscite le monde contemporain sont souvent
nouvelles, et si les auteurs canoniques les ont abordées, ce n'est en
général que de façon très spéculative, avec un corpus de connaissances
et des préjugés qui étaient ceux de leur époque. Cet éclairage
rétrospectif permet certes parfois de déceler quelques précurseurs ou
de saisir la source d'un mode pensée révélateur, mais la plupart du
temps, il ne contribue que très vaguement aux débats d'aujourd'hui.
Croyant
gagner en généralité, les auteurs philosophes manipulent trop
volontiers un jargon dépassé et vidé de son sens par le développement
des connaissances. Ou bien encore, ils accumulent des citations
érudites et prestigieuses, mais qui ne valent pas preuve. Pas toujours
à l'aise avec la culture scientifique ou technique, soucieux en
affichant leurs nombreuses lectures de montrer leur qualité de
philosophe, ils écrivent surtout pour commenter d'autres auteurs de
philosophie, classiques incontournables ou références en vogue, dont la
pertinence sur les questions contemporaines est souvent problématique.
Les raisonnements sont peu rigoureux, les analogies parfois élégantes
mais douteuses quant au fond, ils dévoient le vocabulaire savant et
invoquent des concepts ou des catégories à la définition fluctuante,
souvent très abstraite. A vouloir être trop général, ou même universel,
le discours en devient vide de sens précis.
Un exemple particulièrement pénible de ce travers consiste pour ces
auteurs, sous le prétexte de revenir au fondamental, à explorer leur
questionnement sous l'angle de la phénoménologie. La phénoménologie,
qui se refuse aux méthodes par décomposition ou séparation, manipule
des concepts on ne peut plus vagues comme "l'être", "l'étant",
l'être-là", "la chose en soi", et explique avec constance que les
autres modes de connaissance ont pour premier défaut de négliger ces
aspects essentiels. J'oserai le dire, cette discipline, si c'en est
une, confine pour moi à l'escroquerie intellectuelle, notamment du fait
d'une stratégie par laquelle Husserl, son fondateur, pensait
s'autoriser à discourir sur les choses sans avoir à tenir compte des
connaissances accumulées par les sciences (connaissances certes
imparfaites, mais relativement objectives et bien souvent
consistantes). Il est important de critiquer les sciences et de ne pas
leur laisser le monopole des certitudes et des jugements, mais plutôt
que de dénier toute pertinence aux connaissances qu'elles ont
produites, il est bien plus judicieux d'examiner leur histoire, leur
ancrage et leur rôle dans la société, d'analyser leurs difficultés et
leurs points aveugles, ou de souligner la démesure de leurs ambitions.
Si la philosophie pour rester générale préfère raisonner sur des
concepts mal délimités, la science est précautionneuse et rigoureuse
dans la construction de ses concepts fondamentaux (**).
Au fur et à mesure, les scientifiques ont fait le tri dans leurs
notions fondamentales, les ont consolidées, améliorées ou affinées.
C'est là un point très important: en essayant d'être objective, la
science permet aux savants de partager leur savoir et de tenir des
raisonnements valides: observations méthodiques, mesures, recherche de
causalités ou lois mathématiques. Les sciences décrivent donc le monde
avec rigueur, mais de façon assez partielle, en se réduisant à
l'observable et au mesurable. En revanche, dans le domaine limité de
son application, la connaissance établie par la communauté des savants
prend un caractère de vérité objective. En fin de compte dans
l'ensemble, malgré ses lacunes reconnues, l'édifice construit
méthodiquement par la science gagne peu à peu en solidité. C'est cette
rigueur méthodique et ses succès dans la description des choses qui ont
fait l'autorité de la science.
Notre tradition philosophique (***) a cherché
son autorité ailleurs, et se coupant de l'approche scientifique du
monde, s'est attachée aux domaines que la science n'arrivait pas à
traiter de façon convaincante (éthique, harmonie des sociétés, bonheur,
beauté, etc...), ou a cherché à contester la science en travaillant sur
les doutes et les lacunes. Mais sur les questions touchant à l'humain,
la concurrence croissante du savoir scientifique (sciences de l'homme,
sciences cognitives, ....) a poussé les philosophes à se légitimer en
développant un discours ancré dans l'érudition des anciens, et dans le
même temps hautement spéculatif, plus impatient, parfois élégant, mais
surtout moins méthodique. Ce discours joue volontiers sur les sens
multiples et les emplois différents d'un même mot, sur des formulations
habiles autant que générales et abstraites (pour ne pas dire
absconses). Souligner des proximités de vocabulaire peut parfois être
judicieux, mais trop souvent le discours tourne à une glose confuse qui
mélange des concepts issus de systèmes de pensée étrangers les uns aux
autres. L'étymologie des mots, leur histoire et leur place dans
l'histoire des idées sont intéressantes à rappeler, mais invoquer (pour
les confondre subrepticement) les emplois divergents d'un même mot par
des auteurs de différentes époques, de différentes disciplines, et
broder autour de tout çà pour en extraire des vérités supposées
profondes est à mon sens un grand manque de rigueur. D'ailleurs, les
fluctuations de vocabulaire sont telles que les auteurs commencent
souvent par donner leur définition personnelle des concepts qu'ils
reprennent de leurs prédécesseurs avant de les distordre et de les
mettre au service de leur propos. Si les phrases sont construites, leur
sens réel finit par être une auberge espagnole, car chaque lecteur
comprend différemment les mots qui en forment la charpente. Le sommet
est atteint avec le vocabulaire hérité de la métaphysique, qu'on ferait
bien à mon sens de laisser au musée. Ce n'est pas que le devenir du
monde et celui de l'humanité ne pose pas de questions proprement
métaphysiques, mais la métaphysique héritée de la tradition philosophique occidentale est trop
influencée par des conceptions religieuses dépassées pour être
aujourd'hui d'un grand secours.
Un des problèmes récurrents de cette tradition philosophique est non
seulement de continuer, par déférence envers les pères fondateurs, à
vouloir maintenir la réflexion sur des concepts anciens (ce qui en soi
est acceptable s'ils n'ont pas été déligitimés), mais surtout de
s'octroyer par principe une place hiérarchiquement supérieure à la
vison cliniquement observatrice proposée par la science. Par son
ambition de généralité, la philosophie serait supérieure à la science
imparfaite, inachevée et matérialiste. La philosophie pourrait ainsi
légitimement spéculer sur l'incomplétude des sciences, et ce qui est
pire, discourir sans avoir à tenir compte des connaissances qui ont été
fermement établies. On en arrive trop souvent à des élucubrations mal
fondées, qui ne vont pas au delà des interrogations (ce qu'on peut
admettre à la rigueur), ou qui proposent des réponses dont le seul
crédit tiendrait à la justesse d'intuition spéculative de leur auteur.
Comme le disait Russell, une bonne partie des questions philosophiques
est appelée à se voir substituée par une question scientifique en bonne
voie de résolution. Quelques décennies plus tard, on peut dire qu'il ne
s'était pas trompé. Une bonne partie des questions, mais pas toutes.
Certaines, parmi les plus importantes pour les individus et les
sociétés humaines ne sont pas des problèmes susceptibles d'être traités
par la science, ou d'y trouver des réponses dont la finesse soit
réellement en rapport avec le questionnement. Que les philosophes s'en
saisissent, mais alors qu'ils partent des certitudes de notre époque,
et emploient des arguments dénués d'ésotérisme et susceptibles de
toucher plus que les seuls initiés.
Si tous les philosophes se considèrent comme des penseurs, et s'ils
considèrent en général les autres philosophes comme des penseurs,
combien d'entre eux reconnaissent-ils cette qualité à des
scientifiques, à des historiens, et notamment à ceux qui, sortant du
cadre strict de leurs laboratoires, ont cherché à pousser leur
réflexion plus loin à partir des connaissances qu'ils avaient acquises?
Si Galilée, Newton, Einstein ou Gödel sont souvent cités, Darwin,
Heisenberg, Claude Lévy-Strauss ou Jacques Monod quelquefois, en
revanche Ernst Mach, Poincaré, J.P. Changeux, Stephen Jay Gould, Axel
Kahn, Stanislas Dehaene, Francis Hallé, Jared Diamond, Frans De Waal, Pascal Picq,
Emmanuel Leroy-Ladurie, Georges Vigarello, Edgar Morin, ou même Pierre
Rabhi ne semblent pas appartenir au corpus d'étude de la philosophie.
On en reste à ressasser Platon, Aristote, Montaigne, Descartes,
Spinoza, Pascal, Rousseau, Kant, Hegel, Nietsche, Husserl, Heidegger,
Sartre, Deleuze, Derrida, etc... (j'oublie Hume, Hobbes, Leibniz,
Locke, Diderot, Marx, et plein d'autres).
Pour la tradition philosophique, on est un penseur et un philosophe
parce qu'on montre qu'on a lu les auteurs canoniques et qu'on donne à
entendre qu'on les a compris. Celui qui prétend réfléchir et faire
partager ses réflexions sur l'homme, la planète, la vie, la société,
l'éthique, la politique à partir de connaissances scientifiques et
d'observations factuelles sans montrer patte blanche court d'avance le
risque d'être disqualifié.
Et pourtant, alors que la discipline philosophique, dans sa tentative
de renouvellement, peine à apporter aux bonnes questions qu'elle pose
des réponses convaincantes (c'est-à-dire partageables par le plus grand
nombre, s'appuyant sur des connaissances établies plutôt que sur
l'autorité supposée d'un auteur de référence), des historiens, des
scientifiques, des praticiens, produisent une réflexion bien plus
pertinente. L'histoire des idées, l'histoire de la connaissance,
l'histoire des techniques, l'histoire des moeurs, l'histoire de la
biosphère de la vie et des débuts de l'humanité, la réflexion sur les
acquis des sciences ou la responsabilité des chercheurs, sur le sens
des pratiques techniques, culturelles ou sociales (****), apportent sur
les inquiétudes contemporaines un éclairage bien plus enrichissant.
(*) Un livre d'Olivier Rey sur le rôle de la science dans l'absurdité
contemporaine, un essai de Tristan Garcia sur la vie
intense, un livre de Florence Burgat sur la condition animale, mais mon
propos concerne aussi des lectures antérieures sur d'autres sujets. (retour)
(**) Rappelons que pour Gilles Deleuze la philosophie consiste à créer
des
concepts. Certains concepts des sciences sont tirés de ceux de la
philosophie (d'autant plus que la science est à l'origine une émanation
de la philosophie), mais d'autres sont des créations propres. Une
partie des concepts manipulés par la philosophie sont réputés non
pertinents en science, même s'ils continuent d'exister dans le
vocabulaire et la culture. Certains concepts de science ont du reste
aussi perdu leur pertinence du fait de l'avancée des connaissances.
Créer des concepts est une chose, tirer quelque chose de consistant de
leur manipulation en est une autre. (retour)
(***) Plus précisément celle qui domine encore aujourd'hui en France, à
caractère volontiers littéraire et fortement imprégnée par l'idéalisme
allemand. Il y a heureusement d'autres branches de la philosophie,
comme la filière anglo-saxonne héritière de Russell, ou encore les
traditions d'Orient et d'Extrême-Orient, mais elles sont assez mal
représentées dans les publications en français. (retour)
(****) Dans cette catégorie j'ai lu avec plaisir et profit un essai sur
l'excrément du vétérinaire David Waltner Toews, une histoire de la
propreté de Georges Vigarello, le parcours de Philippe d'Escola chez le
Jivaros Achuar, un essai du mécanicien-philosophe Matthew Crawford, et
le questionnement sur l'animal domestique de Jocelyne Porcher. (retour)
35. A propos du "Brexit"
fin juin 2016
La Grande Bretagne est en Europe un pays assez particulier:
Insulaire et assez à l'écart, elle a depuis très longtemps constitué sa
puissance par ses relations maritimes, commerciales et coloniales avec
l'extérieur. Même au XIXe siècle, lorsqu'elle était pionnière dans la
révolution industrielle, elle était aussi la première puissance
coloniale du monde (il y avait du reste un lien entre colonialisme et
industrie). Sa puissance commerciale et son poids diplomatique ont été
déterminants dans la façon dont s'est configuré le monde.
Dans le cours du XXeme siècle, elle a passé le relais de la puissance
et de la promotion du libéralisme économique à son émanation américaine
des Etats-Unis, et perdant de l'influence dans son empire, elle s'est
en partie recentrée sur son voisinage européen.
De culture libérale et donc opportuniste, les élites britanniques ont
délibérément abandonné l'économie locale (industrie lourde et
agriculture) aux vents défavorables de la mondialisation et fait le
choix de l'industrie financière en essayant de jouer au mieux de la
position ambigüe du Royaume-Uni, à la fois un peu dedans et un peu
dehors de l'Union Européenne (*). Issues du
parti conservateur mais aussi du New Labour (Tony Blair a été pionnier
dans l'émergence de ce qu'on appelle social-libéralisme ou la troisième
gauche), l'élite britannique a cherché pendant de longues années à
configurer l'Union Européenne comme un simple marché ouvert, en
freinant (au nom de sa souveraineté) toute tentative d'homogénéiser les
politiques fiscales, sociales et environnementales qui auraient pu et
dû constituer le modèle européen. Pour les dirigeants britanniques,
l'Union Européenne devait par exemple renoncer à soutenir son
agriculture ou à préserver le niveau élevé des compensations sociales,
et se contenter de mécanismes de marché pour régler les problèmes
d'environnement et de climat.
La prospérité économique apparente (**) de la
Grande Bretagne doit beaucoup au pompage de l'économie internationale
par la finance de la City (et ses paradis fiscaux satellites). L'argent
de la finance miroite en surface, ses chiffres astronomiques permettent
aux élites de chanter les louanges du modèle britannique, il fait aussi
monter les prix de l'immobilier (***), et relâche au passage quelques miettes qui attirent les gagne-petit du monde entier.
Depuis quelques années, l'industrie financière trébuche (ou bute) sur
les limites de l'exploitation abusive de l'économie réelle, qui est
elle même limitée par l'épuisement de la biosphère. L'argent ruisselle
moins et les classes populaires sous pression accrue depuis la casse de
l'état providence s'impatientent et perdent confiance dans leurs élus.
Ceux-ci représentent d'ailleurs très mal les citoyens, car le système
britannique d'élections à la majorité simple est trusté par les élites
et de ce fait extrêmement injuste. Le mécontentement et le populisme (****)
montent, et lorsqu'un premier ministre qui se croit habile propose un
référendum, celui-ci débouche sur le Brexit. Ce vote probablement moins
xénophobe qu'on ne le dit un peu partout, est surtout un vote de
défiance envers les élites, avec aussi des nuances de regret de la
grandeur passée, et l'envie d'une Europe plus attentive aux petites
gens.
Du point de vue de la cohésion de l'Europe, le Brexit pourrait être une
clarification, la constatation que la greffe britannique sur l'Europe
n'avait pas pris, mais on aboutit à un résultat paradoxal à plusieurs
titres:
Coupée de l'Union Européenne, la Grande Bretagne (ou plus précisément
ses dirigeants) pourra donner libre cours à son libéralisme, ce qui
risque de retomber cruellement sur les petites gens qui ont voté le
Brexit. Le pays est fragilisé à l'extrême, fortement divisé entre
élites et classes populaires (les cartes du vote sont assez parlantes).
Ce fait est loin d'être nouveau mais le paradoxe tient au fait que
c'est le peuple qui demande à sortir de l'Union Européenne, mais que
c'est lui qui a élu les dirigeants qui à Bruxelles ont rendu l'Europe
si indifférente à leur sort. Ce sont ces dirigeants qui ont valorisé la
pression concurrentielle sur les peuples, et les règlements tatillons
pour uniformiser l'espace de liberté des marchés.
Le Royaume-Uni apparaît maintenant territorialement divisé,
l'Ecosse et l'Irlande du Nord ayant eu un vote opposé à celui de
l'Angleterre profonde. Les poussées séparatistes vont se ranimer et
peut-être aboutir, avec l'entrée de l'Ecosse dans l'Union Européenne et
une nouvelle configuration pour l'Irlande. D'une certaine façon on voit
ici comment le choix par les élites politiques de droite puis celles de
gauche d'une économie financière et libérale sans frein a
dangereusement fissuré, sinon détruit une société et une nation.
Libérée des exigences britanniques, l'Union Européenne pourrait de son
côté avoir une occasion de se reconstruire sur un consensus politique
et fiscal capable de promouvoir le modèle techniquement avancé,
socialement apaisé et écologiquement responsable qui est une de ses
spécificités. Son poids, son fonds de prospérité, et l'importance de
son marché intérieur devraient l'aider à atténuer la pression de la
mondialisation marchande, à y résister et même à l'infléchir. Mais
encore faut-il que face à la surprise du Brexit, les dirigeants
européens (parmi lesquels de fervents défenseurs de l'Europe-marché)
parviennent à réfléchir avec hauteur de vue et lucidité. Peut-on
espérer, dans la confusion des alertes électorales apparemment
contradictoires (Syriza, Podemos, Cinque Stelle, Front National, FPÖ,
etc... et surtout abstention massive), qu'ils sachent discerner l'envie
d'une Europe dont l'harmonie ne procèderait pas de la prétendue vertu
des marchés mondiaux et de la concurrence exacerbée, mais d'une
régulation intelligente et responsable, l'envie d'une Europe en paix
avec elle-même, oeuvrant pour la paix dans le monde et en paix avec la
biosphère ?
(*) Ce terme d'industrie financière est
étonnant: il désigne une activité de production, alors que la valeur
créée par la finance est fortement virtuelle (spéculation, conseils
fiscaux, astuces de marchés et de placements) On rappellera aussi qu'à
d'autres époques, la Grande Bretagne s'était ouverte aux importations
massives ou convertie au machinisme, sacrifiant sans états d'âme sa
production locale, partant de l'idée que les bénéfices de la prospérité
marchande ou les opportunités coloniales seraient un dérivatif à la
misère des paysans ou des artisans déstabilisés par la concurrence
lointaine ou les machines. (retour)
(**) On entend des commentateurs dans les
milieux économiques prédire maintenant un éclatement de "la bulle de la
richesse" à Londres et dans d'autres villes. (retour)
(***) Ce qui rend le logement dans les
grandes villes exorbitant pour les classes moyennes ou populaires, mais
fait aussi le bonheur des petits propriétaires lorsqu'ils vendent leur
maison pour s'exiler au soleil au moment de leur retraite. (retour)
(****) J'ai consacré il y a deux ans un billet à la question des populismes en Europe (retour)
34. Le bonneteau, ou l'habileté dévoyée
début juin 2016
L'affaire
récente des Panama Papers, comme auparavant l'affaire Lux-Leaks ou
d'autres similaires mettent en évidence comment la multiplication des
transactions financières et des intermédiaires permet à certains nantis
de soustraire leurs avoirs à l'impôt. Avec beaucoup d'à propos, par
certains commentateurs ont parlé de ces manoeuvres comme d'un bonneteau
fiscal.
On connaît le bonneteau, tour de passe-passe (de cache-cache) où un
manipulateur de rue habile fait parier des passants sur la position
d'une carte parmi trois, montrées, puis déplacées en position
retournée. Il en existe aussi une version avec trois gobelets retournés
dissimulant un objet (*). Appâté par quelques
premiers gains volontairement concédés, le badaud devient vite un
pigeon à plumer, induit en erreur par ce que l'illusionniste lui laisse
volontairement voir (la carte qui est en dessous, ce que recouvre un
des gobelets, etc..) et souvent poussé à la surenchère par d'autres
passants, qui sont en réalité des comparses du manipulateur faisant
aussi le guet et prêts à lui porter renfort en cas de contestation trop
vive.
Le bonneteau est bien sûr une arnaque: l'opérateur sait ce qu'il fait
et peut tromper les observateurs par sa rapidité et son habileté. le
passant naïf qui parie est un pigeon un peu consentant, et pour les
spectateurs qui ne jouent pas, ce spectacle à la moralité douteuse est divertissant.
Escroquerie véritable mais modeste, le bonneteau est interdit par la
loi, mais sitôt que la police montre son nez, les protagonistes se
dispersent instantanément, sans traces tant l'installation est légère.
Pour en revenir à la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux
révélée par les récentes affaires, cette évasion relève bien de la
logique du bonneteau, mais cette fois-ci à une toute autre échelle et
pour des gains autrement plus substantiels (**):
la rapidité des échanges bancaires, la légèreté des procédures, la
dissimulation calculée, sont essentielles à ces mécaniques qui
permettent de faire passer subrepticement l'argent détourné d'un compte
à l'autre hors de portée du fisc. Avec la complicité de juristes
véreux et la couverture complaisante des états locaux, des conseillers
financiers sans scrupules, rompus aux jeux de masques des sociétés
écrans et au brouillage des pistes par les transactions détournées,
organisent ce bonneteau fiscal dont les états (et leurs
citoyens-contribuables) sont les pigeons, d'autant plus faciles à
plumer qu'ils semblent assez tolérants à tous ces petits jeux.
La rapidité et l'opacité des mouvements d'argent qui sont essentiels
dans ce domaine, de même que l'absence de sanctions contre les états
receleurs (***) ont été démultipliées il y a
une trentaine d'années par les effets conjoints de l'informatisation et
de la libéralisation des transferts de capitaux. La complexité du monde
d'aujourd'hui, notamment en matière de commerce international et
d'argent, fait de nous des pigeons consentants malgré nous, ou plutôt
par la complaisance de nos gouvernants. Et dans le même temps, là où on
sait pouvoir profiter de ce jeu, des armées d'avocats, d'inventeurs
d'algorithmes et de systèmes cryptés affûtent le jeu et redoublent
d'influence pour s'opposer à la mise en place de restrictions sérieuses.
A défaut de l'interdire effectivement, les états disent parfois vouloir
moraliser ce bonneteau fiscal, ce qui semble bien illusoire, et les
législateurs faussement naïfs qui prétendent remédier aux arnaques de
la finance sans s'attaquer de front aux paradis fiscaux sont en réalité
assez complaisants. La lenteur et la faiblesse de leur action contre
l'escroquerie ne peut manquer d'entretenir le soupçon. Exiger la
transparence des opérateurs en matière financière, freiner la
rapidité des transactions en les taxant, dénoncer tous les paradis
fiscaux et prendre contre eux de vraies sanctions, permettrait de
réduire le bonneteau fiscal.
C'est ce que préconisent les connaisseurs du problème, mais de telles
mesures s'opposent frontalement au dogme dominant du libre échange
salvateur, et en mettant en avant les bienfaits supposés incontestables
du libre échange, on nous oblige à accepter la fatalité de l'évasion
fiscale. On nous explique ensuite que pour l'éviter, le mieux serait
encore de réduire les impôts (surtout ceux des riches) et donc de
mettre l'état à la diète.
De façon générale, le libre échange poussé à son maximum multiplie
rapidement les possibilités de triche: on triche aussi sur la
provenance des marchandises, sur ses conditions de production, sur les
procédés douteux pas encore interdits, quitte à changer ou à mettre la
clé sous la porte en partant avec le magot quand le régulateur s'en
prend enfin aux manoeuvres trop malhonnêtes.
Ces malhonnêtetés ne sont pas réservées aux faiseurs d'affaires
économiques. On peut ainsi débusquer entre autres ce qu'on peut appeler
du bonneteau politique et du bonneteau idéologique (****).
Dans l'action politique, l'habileté passe par les discours à
double sens (d'où le rôle crucial des communicants), et par les
diverses manières d'agir sans se soucier des promesses qu'on a pu faire
pour se faire élire. Les politiciens chevronnés savent comment retarder
des réformes, faire croire qu'elles sont en cours, les reporter sur une
réforme ultérieure, etc... Mais aussi ils savent comment faire passer
subrepticement dans la rédaction habile d'un article de loi, dans un
amendement surprise ou dans un "cavalier législatif" des dispositions
contestables en comptant sur l'inattention des députés pour minimiser
les débats. Etre discret sur un sujet, en parler à mots couverts,
détourner l'attention sur d'autres problèmes pendant qu'on agit en
catimini, choisir pour cela la période des vacances, ce sont des
procédés bien rodés qu'il n'est pas toujours facile de déjouer (*****).
Au bout du compte, lorsque en France, la gauche "de gouvernement", élue
sur un programme relativement social, trahit ses promesses et
entreprend (probablement sous l'influence conjointe de lobbys d'argent
et d'institutions européennes) des réformes franchement libérales,
lorsque tous les commentateurs continuent à la désigner comme "la
gauche", on peut dire qu'un vaste bonneteau idéologique s'est produit
dans le monde politico-médiatique. Il y a quelques décennies, être de
gauche, c'était favoriser l'égalité par des mesures sociales en faveur
des plus démunis, défendre les retraites et la réduction du temps de
travail, et aujourd'hui, on ne sait plus très bien ce que cela recouvre.
Le procédé du bonneteau peut aussi s'appliquer au domaine des idées.
Associer subrepticement certains concepts, certains termes, certaines
idées, certains auteurs, les utiliser de façon biaisée, permet de faire
dévier le débat sans qu'on y prenne grade. Il y a des auteurs,
philosophes, essayistes ou journalistes qui ne se privent pas de le
faire, virtuoses du glissement de sens, jouant des amalgames, des
associations infamantes, comme par exemple l'antisémitisme ou même le
nazisme. On abuse des étiquettes classant des auteurs ou des idées dans
les catégories morales à la définition très fluctuante (******),
Certaines idées peuvent ainsi être mises à l'index sans examen critique
sur le fond, au prétexte que des infréquentables notoires se les
seraient appropriées.
Pour prendre un exemple actuel de ces associations complexes et
délicates à maîtriser, je citerai la façon dont des valeurs comme la
laïcité (c'est-à-dire la neutralité vis à vis de la religion) ou le
féminisme (à savoir la défense de l'égalité des hommes et des femmes)
sont invoquées à propos des musulmans (en général, ou plus souvent des
fondamentalistes). Chez certains débateurs, laïcité et féminisme sont
les masques du racisme ou du mépris de classe, chez d'autres au
contraire ce soupçon n'a pas lieu d'être. Comment alors faire
correctement la part des choses ?
Il faut comprendre que ces
associations rapides, ces jeux d'étiquette débouchent sur une pensée
express, qui ne prend pas le temps de l'analyse, de
l'examen des arguments, du détail et de la nuance. Elle est
omniprésente dans la politique, dans les médias, dans les forums, sur
les réseaux sociaux.
Que conclure au sujet de toutes ces habiletés malhonnêtes petites ou
grandes? Evidemment que l'habileté est moralement ambiguë, mais c'est
si évident qu'on en est guère plus avancé. Par contre, le bonneteau
suppose aussi bien souvent des comparses, le bonneteur étant d'autant
plus efficace qu'il n'est pas seul. Il suppose aussi des pigeons,
badauds complaisants et surtout imprudents. En matière de bonneteau
politique ou de bonneteau intellectuel, il faudrait aussi apprendre à
se méfier, et dénoncer les connivences, voire les complicités qui
amplifient le phénomène, repérer ceux dont les discours trop simples
masquent des intentions tordues. Il faut aussi savoir refuser d'être
les pigeons, garder son esprit critique, débusquer les substitutions
sémantiques, les doubles discours.
Dans ce monde envahi par la communication permanente, il y a beaucoup à faire

(*) Pour mieux se rendre compte Wikipédia ou youtube (retour)
(**) De nombreux rapports d'organisations
internationales ou d'ONG soulignent que le manque à gagner des états
dans l'évasion fiscale est du même ordre que ce qu'il faudrait pour
résoudre les grands problèmes dont on nous alarme si souvent
(résorption de la pauvreté, endettement des états, transition
énergétique, etc...) (retour)
(***) Si on imposait des gestes
ralentis au manipulateur, ainsi que des cartes découvertes, ou des
gobelets transparents, le bonneteau cesserait aussitôt d'être une
escroquerie. Et la dénonciation du prestidigitateur malhonnête serait
encore le meilleur moyen de ne pas se faire plumer (le bonneteau est
d'ailleurs interdit par la loi).(retour)
(****) D'ores et déjà, la première de ces
escroqueries politico-idéologique consiste à entretenir en permanence
la confusion entre prospérité de l'économie (au sens des économistes)
et bonheur des peuples (retour)
(*****) Les négociations pour le moins
opaques sur le traité de libre échange transatlantique (TAFTA ou TTIP)
sont un cas d'école. (retour)
(******) étiquettes comme par exemple
réactionnaire (ou passéiste) opposé à progressiste (ou moderne),
irréaliste ou idéaliste opposé à pragmatique, populiste (ou
irresponsable) opposé à élitiste (ou responsable), bien pensant opposé
à briseur de tabou. (retour)
33. Progrès et productivité
début mai 2016
C'est
un véritable credo dans les sphères dirigeantes et on nous le rappelle
à toute occasion: pour sortir de "la crise", il faut améliorer la
compétitivité, augmenter la productivité, et donc redoubler d'efforts
dans la course économique globalisée, qu'implicitement on assimile à la
marche du Progrès.
Ceux qui osent penser que nos difficultés ne sont pas de cette nature
sont des minoritaires, qui ont le plus grand mal à se faire entendre
quand ils interrogent sur le contenu du Progrès et sur le sens qu'il
faudrait lui donner.
Depuis la fin du Moyen Age (pour le dire sommairement), la civilisation
d'Europe occidentale a développé sa science, rendu sa technique plus
efficiente, et étendu sa domination à des territoires plus vastes. Elle
a ainsi développé une forme de prospérité qu'elle a en quelques siècles
propagée comme modèle à la quasi totalité de la planète. Ayant, par
leur mode de pensée rationnel acquis une meilleure prise sur les
choses, les occidentaux ont pu mettre au service de leurs appétits des
armements redoutables, une démographie conquérante, et un esprit de
lucre exacerbé. Dans les faits (et derrière la façade hypocritement
valorisée des missions évangéliques ou scientifiques), le cynisme
marchand a supplanté la charité chrétienne ou l'universalisme
humaniste, et c'est au nom de la nouvelle religion mondiale du
sacro-saint Progrès (à l'occidentale) que la mise en coupe réglée du
monde au service de l'industrie a pu être entreprise.
Or si ce Progrès (scientifique, technique et surtout industriel et
commercial) a produit de nombreux et incontestables bienfaits (*), il a aussi produit de considérables dégâts (**).
Malheureusement, au nom d'une vision binaire de l'histoire des hommes,
on a vite fait de dénoncer comme réactionnaire celui qui s'intéresse un
peu trop à la part négative du bilan. Pour beaucoup, il est en effet
réactionnaire et surtout illusoire (***) de
vouloir réorienter l'évolution technique, alors que très souvent,
l'expansion industrielle assimilée au progrès tourne de plus en plus à
vide, devient humainement et moralement contestable, s'affranchit de
toute prudence et expose le monde des hommes à de graves dangers.
En effet, une bonne partie des
problèmes de l'époque contemporaine découle directement de ce qu'on
peut désigner comme un excès dans la logique industrielle. Les médias
nous alertent sur la surexploitation minière et ses dégâts
environnementaux, déplorent les populations marines victimes de la
pêche industrielle, dénoncent le traitement industriel du vivant,
plantes ou animaux (****). Ils s'inquiètent de
l'absurdité du travail parcellisé et mécanisé, des menaces économiques
qui pèsent sur les métiers d'artisanat, la petite industrie de qualité
ou l'agriculture paysanne, qui sont des refuges pour un travail à
dimension humaine et responsable.
La production industrielle en masse croissante exige aussi d'étendre
les marchés et induit l'omniprésence d'une propagande publicitaire pour
nous conditionner culturellement à la société de consommation (*****).
Ce qui est en cause dans tout cela, c'est ce qu'on appelle le
productivisme qui, combiné au consumérisme, vise à maximiser les quantités produites par toutes
sorte de moyens, au nom d'un bonheur des peuples pratiquement assimilé
à la croissance économique. Le productivisme (promu aussi bien par les
sociétés planifiées du bloc communiste que par le capitalisme libéral)
est indissociable de la mécanisation (et donc de la rationalisation des
processus), d'une forte consommation d'énergie (trop souvent d'origine
fossile, donc déstabilisante pour le climat), d'une accélération des
échanges commerciaux et d'un assujettissement grandissant des
territoires aux logiques des marchés mondiaux. Il passe aussi par des
processus réduits à l'utilitaire strict, sans regard pour la gestion
des ressources prélevées ou l'accumulation des rejets.
C'est cette conception de l'activité des hommes devenue dominante qui
prétend justifier (ou faire accepter avec quelques regrets de pure
forme) la course mondiale aux ressources du sous-sol, la dévastation
des écosystèmes terrestres et marins à une échelle alarmante pour
l'avenir de la biosphère, la transformation plus qu'inquiétante du
climat, les déserts écologiques que sont les champs de grande
agriculture, l'usage massif et imprudent d'une chimie porteuse de
menaces, le traitement des animaux comme de la matière première
industrielle, sans compter les risques d'accidents industriels
d'ampleur croissante.
On se trouve une fois de plus ramené à la pertinence remarquable de la
pensée d'Ivan Illich, qui à partir d'observations sans complaisance,
postulait que tout "outil", tout système technique (******)
livré à son évolution spontanée, tend après une phase d'optimum, à
devenir peu à peu contreproductif. Au delà d'un certain niveau, les
nouveaux gains de performance passent par des complexités, des
consommations en énergie ou en ressources, des dépendances de l'usager,
des aliénations, qui dans la pratique représentent des inconvénients
plus grands que l'avantage espéré (ou obtenu). Il appartiendrait alors
à la sagesse des hommes de prendre conscience de cette régression et
pour s'en tenir au niveau optimal, de résister à la tentation sans fin
(et illusoire) du perfectionnement technique.
Aujourd'hui, il est urgent de s'interroger sur ce que seraient les
critères pour une "bonne" agriculture, pour un "bon" commerce, ou pour
un "bon" système de transports ? Et surtout, comment les sociétés
humaines devraient-elles s'organiser pour que leurs activités tendent
vers ces optimums sans ensuite trop s'en écarter ?
Le moteur économique dominant, celui du capitalisme financier mondial,
a forgé ses certitudes pendant deux siècles de transformation
industrielle sans frein et sans considération pour les dégâts sociaux,
humains ou environnementaux. Il refuse les constats lucides, et
rejette par principe les limitations qui en devraient en être la
conséquence. Efficace pour mettre en place la civilisation industrielle
et pour la faire croître, le capitalisme se montre décidément inapte à
produire la sagesse collective que son efficacité exigerait. Tant que
la gouvernance collective des hommes passera par ce que Naomi Klein
appelle "la classe de Davos", il est un peu illusoire d'espérer un
virage écologique et humaniste véritable à l'échelle globale.
Chacun à leur manière, les ONG altermondialistes ou défendant la cause
climatique, les opposants aux grands projets inutiles, et plus
récemment les nouveaux mouvements antispécistes, essaient de faire
entendre cette nécessité.
On objecte souvent à ces critiques du Progrès qu'ils veulent retourner
à l'âge de pierre, ou qu'ils sont pétris de contradictions et ne savent
pas ce qu'ils veulent. Quand bien même y aurait-il du vrai dans ces
objections, il reste que les questions soulevées appellent des réponses
à la mesure des problèmes soulevés et des changements radicaux dans le
système dominant. Et d'ailleurs, parmi les contestataires, nombreux
sont ceux qui expérimentent, proposent et mettent en pratique des
solutions, ou des éléments de solutions: techniques écologiques et
durables, agriculture respectueuse de la nature, de la biodiversité et
des écosystèmes, systèmes commerciaux alternatifs, coopératifs et
équitables, systèmes de finances et d'entreprises tournés vers
l'intérêt général....
Ce virage dans les faits, et souvent à bas bruit, est largement amorcé.
Les solutions concrètes pour un Progrès libéré de l'impératif
productiviste émergent ici et là. Toute la question est de savoir si
elles pourront amorcer une transition de grande ampleur assez tôt pour
amortir des crises qui n'ont que peu à voir avec un manque de
productivité.
(*) Amélioration de la qualité de vie
pour de vastes populations, progrès de la médecine, progrès de
l'éducation, connaissance de la variété des géographies et des
civilisations, accumulation d'immenses savoirs scientifiques, entre
autres. (retour)
(**) A commencer par les "progrès" dans les techniques de destruction et de mort. (retour)
(***) "On n'arrête pas le Progrès" dit-on couramment, sans qu'on sache si cette remarque est teintée d'admiration ou de regret. (retour)
(****) La logique industrielle appliquée
au vivant est particulièrement désastreuse, non seulement pour les
animaux d'élevage, mais aussi pour ceux qui font ce travail peu
gratifiant fragilisé par les fluctuations des marchés, et bien sûr pour
la santé des écosystèmes qu'on voudrait durablement nourriciers. (retour)
(*****) voir un précédent billet sur l'impôt publicitaire. (retour)
(******) les systèmes de transports, le
système de santé, mais aussi le système d'enseignement étaient ses
exemples les plus frappants, et même provocateurs. Voir notamment La
Convivialité. (retour)
32. Démesure technologique, Fukushima 5 ans
mi-mars 2016
Cinq
ans après, le Japon se souvient du tsunami qui a fait plus de 18000
victimes et déclenché la catastrophe nucléaire de Fukushima Daiichi (*).
La presse française y consacre aussi des reportages, et on se dit que
quelques leçons pourraient en être retenues, notamment en lien avec les
difficultés actuelles d'Areva et EDF. Sans chercher à être exhaustif,
j'en propose ici quelques unes:
Pour cela il faut d'abord prendre la mesure de ce que les industries
nucléaires peuvent produire en cas d'accident. A ce titre, la situation
après cinq ans devrait faire réfléchir à l'ampleur des dangers mis en
jeu dans ces technologies:
Les matériaux résultant de la fusion des trois réacteurs, appelés coriums
sont encore aujourd'hui extrêmement chauds et radioactifs et on ne sait
toujours pas comment les manipuler ni quoi en faire. Cinq ans après, la
radioactivité dans les unités accidentées peut encore tuer en quelques
minutes. Le démantèlement ne sera pas achevé avant encore quarante ans. (Pour ceux qui aimeraient en savoir plus, j'ai mis ici quelques liens vers des articles datant de 2011 à 2015).
Les zones contaminées par les émissions radioactives couvrent des
centaines de kilomètres carrés, leur avenir est très largement
compromis, tout comme celui des nombreuses populations concernées. Le
journal Libération prend l'exemple du village de Naraha, à 16km de la
centrale (relativement épargné par le panache radioactif du fait d'une
météo favorable), qui est toujours en cours de décontamination, et dont
seulement 6% des habitants, pour la plupart âgés, ont décidé d'y
revenir, acceptant pour retrouver leur maison de s'exposer en
permanence à des radiations du même ordre de grandeur que les limites
admises pour les travailleurs du nucléaire.
La plupart des évacués (environ 100000
personnes) ne veulent pas revenir par crainte des radiations pour eux
et pour leurs enfants, mais sachant qu'une partie d'entre eux y a été
exposée après la catastrophe, on s'attend aussi à voir émerger parmi
eux des problèmes de santé dans les années à venir.
une rue de la ville de Namie à 8km au nord-est de la
centrale en 2014 (photo diffusée par
Greenpeace)
Et dans tout cela, on ne parle que très peu des conséquences sur les
environnements naturels terrestres et marins, qui sont en observation,
mais sur lesquels il est un peu tôt pour juger (**).
Les dangers du nucléaire n'ont donc pas d'équivalent et on comprend mal l'obstination de divers décisionnaires français (***)
à soutenir contre vents et marées notre filière nucléaire nationale, en
difficulté croissante depuis la catastrophe au Japon. Cette attitude
relève du déni de réalité et montre leur incapacité à prendre des
décisions raisonnables. Ils croient encore que la faible probabilité
(supposée) de l'accident majeur justifie d'exposer tout un pays (et une
partie de ses voisins) à des dangers vertigineux. Mais si maintenant
après Tchernobyl et Fukushima, on peut évaluer l'énormité des
conséquences, on en est encore à la querelle de chiffres pour évaluer
correctement la probabilité d'un accident majeur dans notre pays. Avec
trois accidents majeurs, les statistiques mondiales sur 60 ans de
nucléaire industriel devraient être alarmantes pour un pays qui compte
sur son sol 58 réacteurs, mais les responsables et défenseurs du
secteur leur opposent des calculs théoriques censés évaluer des
combinaisons complexes d'aléas techniques. Ces évaluations semblent si
optimistes qu'on se demande si les experts qui les font ne se bercent
pas d'illusions, histoire de rassurer et de ne pas casser le jouet.
Plus d'un demi siècle de recul sur les industries nucléaires montre
aussi que les choix sont arbitrés en dehors de la démocratie et de la
transparence. Technocratie en conflit d'intérêt, enjeux militaires et
géopolitiques, tout cela conduit à une culture de la décision dans
l'entre soi, à la dissimulation, et donc à une forme d'aveuglement dans
les cercles dirigeants.
Si sous la pression des lobbys, les autorités japonaises tentent
timidement de remettre en marche quelques centrales, aujourd'hui,
l'ancien premier ministre japonais, celui qui était en poste au moment
de la catastrophe, milite pour la sortie du nucléaire. Il montre aussi
que l'arrêt brutal de la production nucléaire n'a pas produit de
cataclysme, et que le Japon est loin d'être retourné à la bougie. La
production électrique d'origine fossile n'a augmenté que de 10%, les
économies (en partie forcées) et d'autres sources renouvelables
apportant une contribution importante. (****)
Comme l'avion supersonique Concorde ou quelques autres "merveilles"
techniques, le nucléaire doit beaucoup à une fascination pour le gros,
le surpuissant et le jamais vu, alors que bien souvent, il serait plus
sage de développer de façon très démultipliée des solutions modestes
mais réalistes et maîtrisées. On préfère investir dans le chimérique
projet ITER des dizaines de milliards (*****)
qui seraient probablement mieux dépensés pour développer les énergies
propres, et surtout mieux gérer notre consommation et l'adapter aux
irrégularités des renouvelables. La plupart du temps, on imagine le
progrès comme une course au gigantisme, à la puissance, et on ne le
voit que rarement comme la diffusion en grand nombre d'innovations
modestes, et pourtant....
Le progrès de l'espérance de vie, c'est surtout celui de l'hygiène et
de l'éducation ordinaire. Le progrès du confort lumineux, c'est bien
plus l'électricité un peu partout et des lampes de plus en plus
économes que des machines géantes comme on en imaginait au XIXe siècle.
Les progrès des nouvelles technologies tiennent peut-être en partie aux
gros serveurs et aux machines puissantes, mais ils doivent énormément à
la diffusion des réseaux et à la multitude d'appareils chez les
usagers, ou dans leurs poches.
En matière d'énergie, il serait temps enfin d'admettre que des
multitudes de solutions astucieuses plutôt que sophistiquées à
l'extrême, sont capables de faire autant sinon plus pour nous mettre
dans la bonne voie que l'invention hypothétique d'un procédé miracle et
surpuissant nécessitant la maîtrise encore illusoire de niveaux
d'énergie extrêmes. Il y a plus à attendre des perfectionnements du
poêle à bois et d'une meilleure gestion forestière que d'équipements
géants au financement et à la mise au point inaccessibles.
(*) rappelons que comme pour les autres
accidents majeurs du nucléaire, la défaillance du système de
refroidissement (ici à cause du tsunami) conduit à un emballement
catastrophique de la réaction de fission. Toutes les centrales
nucléaires doivent nous faire craindre les pannes de refroidissement,
dont les causes peuvent être différentes. (retour)
(**) les conséquences de la dissémination
radioactive dans l'environnement n'apparaissent qu'après un délai
important: mutations, pathologies cancéreuses, ... C'est le côté
insidieux de ce danger silencieux. Par contre, il est aussi probable,
comme on le voit à Tchernobyl, que l'absence des hommes dans ces vastes
zones ait aussi des effets paradoxalement "positifs" sur la nature. (retour)
(***) dont notre ministre de l'environnement ! Voir aussi mon billet d'il y a un an sur les nucléocrates (retour)
(****)On peut trouver des données sur wikipédia (retour)
(*****) Sans compter que depuis 2006, le budget estimé a triplé. Cela ressemble à ce qui arrive avec les EPR (retour)
31. Mauvaise nouvelle, le pétrole baisse
début février 2016
Alors
que la plupart des experts prédisaient il y a quelques mois encore la
fin du pétrole bon marché, voici qu'une baisse sérieuse a l'air de
s'installer. Les Cassandre avaient-ils tort, ou bien la baisse
n'est-elle que passagère? que penser de cette conjoncture ?
La baisse actuelle correspond à la combinaison de plusieurs facteurs:
• L'essoufflement de la croissance chinoise fait baisser notablement la demande mondiale en énergie,
• L'Arabie Saoudite mène une politique de prix bas pour conserver
ses parts de marché et tenter d'étouffer le boom des pétroles non
conventionnels qui lui font concurrence,
• Par la même occasion, l'Arabie (probablement sous la pression
des occidentaux) en vient à réduire les bénéfices que Daech tire du
pétrole, car si Riyad soutenait l'Etat Islamique à son origine, ses
exactions l'ont rendu désormais indéfendable.
• Suite à la levée des sanctions internationales, l'abondant pétrole iranien va prochainement arriver sur le marché.
Les conséquences de ces prix bas commencent à avoir des répercussions,
qu'on pourra, selon le point de vue, juger plus ou moins heureuses:
• Les investissements baissent
pour les pétroles "difficiles" devenus moins rentables à court terme:
sables bitumineux, huiles et gaz de schiste, forages offshore en mer
profonde.
• Certains pays producteurs sont en difficulté car ils voient
diminuer les revenus de leur pétrole: la Russie, le Brésil, l'Algérie,
le Venezuela, mais aussi l'Arabie elle-même qui doit envisager de
réduire certains privilèges des saoudiens eux mêmes (comme l'essence à
très bas prix).
• Les investissements dans les énergies renouvelables ou les politiques de sortie des énergies carbonées sont fragilisés.
• Le prix modéré du carburant libère du pouvoir d'achat pour les consommateurs, notamment ceux dont le budget est serré.
• Un nombre notable de consommateurs des pays riches reportent à
plus tard leurs choix pour un mode de vie moins émetteur de carbone.
Une telle conjoncture n'est pas entièrement nouvelle dans l'histoire du
pétrole, comme on peut le voir dans un livre récent de Matthieu
Auzanneau (*): à d'autres époques, des pays
producteurs soucieux de reconquérir leurs marchés, notamment après des
guerres, se sont livrés à des concurrences de prix à la baisse. Ainsi
par exemple, en 1998 un peu après la 1ère guerre du Golfe, le prix du
baril était tombé à 12 dollars alors qu'il tournait couramment autour
de 20 à 25 dollars. Cette baisse n'avait pas duré plus d'un ou deux ans.
En relisant l'histoire à partir des
questions liées au pétrole, Matthieu Auzanneau montre à quel point la
plupart des historiens du XXe siècle ont méconnu ou sous-estimé les
enjeux du pétrole. On peut citer par exemple le rôle décisif qu'a joué
l'approvisionnement en pétrole des armées motorisées dans l'issue des
conflits mondiaux, en 1917 comme en 1940 (**),
ou les multiples ingérences politiques dans des pays producteurs
exercées à l'instigation des grandes compagnies, et appuyées par leurs
états d'origine. Par ailleurs, le livre montre quelle influence les
magnats du pétrole (et notamment les Rockefeller) ont eue dans
l'instauration des institutions internationales de la deuxième moitié
du XXe siècle et dans l'évolution de la pensée économique dominante (***).
En même temps, il est frappant de voir avec quelle constance les
grandes compagnies pétrolières qui sont parmi les fleurons (et aussi
les mastodontes) du capitalisme, se sont exonérées des bonnes règles
supposées du libéralisme, en constituant des trusts et des cartels, en
organisant des ententes, et en suscitant grâce à leurs connivences en
haut lieu l'intervention favorable des états.
Ce livre montre aussi combien, quand il s'agit de garnir leur panier de
réserves pétrolières, les compagnies et les états des pays gros
consommateurs sont capables d'anticipation pour promouvoir une
géopolitique favorable aux intérêts pétroliers. Dans le monde du
pétrole, on a en réalité très vite compris que les gisements
s'épuisaient vite, et qu'il fallait pour renouveler les réserves
prospecter au moins une dizaine d'années à l'avance. On a aussi compris
que pour conserver leur influence et leur valeur en bourse, il était
préférable pour les compagnies de maintenir l'illusion de réserves
abondantes, quitte à gonfler quelque peu les chiffres réels des stocks
disponibles. Les milieux pétroliers, qui vivent dans la culture du
secret autant que dans celle du déni, ont longtemps étouffé toute
publication concernant le pic pétrolier au niveau mondial (****).
Malheureusement aussi, lorsque la question du changement climatique a
émergé dans le monde scientifique, cette même capacité d'anticipation a
aussi été utilisée en toute conscience et en toute mauvaise foi pour
brouiller le message du GIEC et faire retarder l'instauration de
mesures sérieuses. Par exemple, la Global Climate Coalition (*****)
qui regroupait les grands du pétrole et de l'automobile, fut un lobby
actif dès 1989 pour discréditer ou ralentir les travaux du GIEC. Cela
était devenu tellement voyant qu'il a dû se dissoudre en 2002. Dans un
monde idéal et responsable, ces grandes compagnies auraient pourtant pu
profiter de leur énorme puissance financière pour en consacrer une part
à investir dans la transition énergétique, ne serait-ce que pour ne pas
perdre la main.
Pour en revenir au cours actuel du pétrole, on peut penser que la
tendance générale de hausse progressive devrait reprendre le dessus
avec la diminution géologiquement incontournable du pétrole facile. En
effet, depuis longtemps, les nouvelles prospections ne révèlent plus de
réserves abondantes comparables à celles du Moyen Orient. Les nouvelles
"découvertes" correspondent en général à des circonstances
d'exploitation de plus en plus complexes (climats extrêmes, pays
lointains, forages en mer profonde, sans compter les sables bitumineux
et les huiles de schiste.
Pour le malheur des habitants de la Terre, le pétrole "conventionnel"
(c'est-à-dire facile à extraire), dopant numéro un depuis plus d'un
siècle des économies dominantes, est non seulement en voie de
diminution, mais est surtout assez mal distribué sur le globe. Comble
de malchance, ses plus grosses réserves se trouvent dans des régions
minées par de potentiels conflits religieux ou impériaux (mer
Caspienne, Irak, Iran, péninsule Arabique). C'est à partir de là que
s'amorce le cercle vicieux d'une géopolitique que les démocraties qui
se pensent vertueuses seraient bien inspirées de ne plus alimenter.
Pour cela elles devraient en priorité déployer le maximum d'efforts
pour abandonner les énergies fossiles, au grand bénéfice par ailleurs
de la stabilité climatique.
Si les gouvernements avaient en tête ces considérations, tout comme les
engagements qu'ils ont pris lors de la COP 21, ils ne
laisseraient pas les consommateurs prendre la baisse du carburant comme
une aubaine, mais saisiraient cette opportunité conjoncturelle pour
augmenter sans trop d'impopularité la taxation du carbone. Cela qui
générerait des ressources pour aider à la reconversion et maintiendrait
chez les acteurs économiques l'idée que la sortie des énergies fossiles
est incontournable. De même que l'augmentation du prix du tabac a
contribué à faire baisser le nombre de fumeurs, le carburant cher est
un des moyens reconnus pour désintoxiquer nos sociétés accros au
pétrole.
Les gouvernants, qui par ailleurs n'hésitent guère à risquer
l'impopularité en rognant de plus en plus dans les acquis sociaux des
trente glorieuses, en sont encore à penser que l'opinion n'est pas mûre
pour accepter de genre de contrainte. Est-ce cohérent ?
(*) Or Noir, la grande histoire du pétrole,
par Matthieu Auzanneau, aux éditions La Découverte. Matthieu Auzanneau,
journaliste indépendant, tient depuis longtemps un blog très bien
documenté, Oil Man, hébergé par le Monde. (retour)
(**) La défaite de la Turquie à la fin de
la guerre de 1914 coupe l'Allemagne de son approvisionnement, tandis
que les alliés bénéficient du pétrole américain. Pendant la deuxième
guerre mondiale, l'industrie chimique allemande ne parvient pas à
satisfaire la demande en carburant des armées du Reich, et l'échec
devant Stalingrad coupe à Hitler l'accès au pétrole de la Caspienne. (retour)
(***) John D. Rockefeller junior a été un
important soutien à la création de l'ONU, notamment en donnant les
terrains de Manhattan pour la construction du siège des Nations Unies.
Par ailleurs, la Banque mondiale a eu pour deuxième dirigeant un proche
de la famille Rockefeller. Cette famille dont la fortune vient du
pétrole (Standard Oil) a eu un rôle déterminant dans l'essor du
département d'économie de Chicago et l'influence d'Hayek et Milton
Friedmann. On retrouve aussi un Rockefeller (David) à la création du
groupe Bilderberg. (retour)
(****) Le pic pétrolier désigne couramment le pic de Hubbert mondial. Pour une réserve donnée, le pic de Hubbert
correspond au moment où la production de cette réserve commence à
décliner. On considère alors qu'en gros la moitié de la réserve est
épuisée. A l'échelle mondiale et pour le pétrole "conventionnel", des
expertises fiables indiquent que ce pic a été atteint aux environs de
2005-2010 .(retour)
(*****)Lien en anglais ici. Voir aussi le livre "Les Marchands de doute", de Naomi Oreskes et Erik Conway aux éditions Le Pommier . (retour)
30. Année 2016, fraises, malaise, ascèse et catéchèse
début janvier 2016
Tout
au long du mois de décembre, j'ai récolté à plusieurs reprises des
dizaines de belles framboises bien mûres. Une rose est apparue quelques
jours avant Noël et ma tortue s'est réveillée de son hibernation.
Les médias commentent cette exceptionnelle douceur hivernale, et nous
apprennent que la station de ski de Sainte Foy Tarentaise (mais ce ne
serait pas la seule) cherche à pallier au manque de neige en
regarnissant ses pistes avec de la neige transportée par hélicoptère.
On souligne le coût de ces quelque quatre vingt allers et retours, on
s'inquiète de l'énergie dépensée, on rapporte même le propos d'un
vacancier qui juge ça "pas cool pour la nature" mais les journalistes
n'en sont toujours pas à expliquer correctement l'inconséquence absurde
de ces rejets massifs de gaz à effet de serre qui ne feront
qu'alimenter le réchauffement.
Et pourtant, on pouvait croire après la COP 21 que le monde entier
avait compris de quoi il retournait. Mais manifestement, la
médiatisation de cet événement diplomatique mondial n'a pas encore eu
les effets pédagogiques qu'on pouvait espérer.
La question climatique est pourtant un problème qui concerne tous les
terriens, on en débat depuis longtemps, et un large public (dont les
journalistes) devrait en comprendre les enjeux.
Pour y répondre, il faudrait aussi et surtout que l'humanité soit
efficacement structurée au niveau mondial. De ce point de vue, le
déroulement de la conférence onusienne de Paris sur le climat permet de
voir où on en est.
Pour faire le diagnostic, la communauté scientifique mondiale a su
faire preuve d'une coopération remarquablement efficace. Le GIEC a été
mis en place en 1988, deux ans après l'analyse décisive des carottes de
glace polaire mettant en évidence le lien observable entre gaz à effet
de serre et température moyenne de la Terre. La science est d'autant
plus coopérative et mondiale que ses enjeux sont ceux du savoir, et que
dans les domaines d'obsevation du climat, ils ne sont pas encore trop
pollués par les intérêts d'argent et les concurrences industrielles.
Ajoutons que les rivalités nationalistes sont aujourd'hui assez
modérées dans le monde scientifique. L'unanimité du GIEC tient au fait
que ce que dit la science est sans équivoque (car le travail du GIEC
est essentiellement de lire et de synthétiser ce que dit la science).
Les experts du GIEC ont le très grand mérite d'avoir posé
clairement le problème au décideurs, depuis déjà longtemps, et leur
diagnostic ne fait que se confirmer au fil des années. Cela n'allait
pas de soi car la question est complexe, que le groupe est
multidisciplinaire, et que dans ses décisions importantes (comme
notamment l'approbation de ses rapports), il est constitué comme une
assemblée de représentants des pays (même si en général ce sont des
scientifiques). Il a pourtant formulé ses conclusions à l'unanimité
(qui est la règle de fonctionnement onusienne).
Ce que dit le GIEC en a d'autant plus de force.
Pour prendre les rendez-vous, coordonner les travaux, l'ONU assume son
rôle de secrétariat (et de logisticien) de l'assemblée des pays (*).
C'est l'ONU qui a créé le GIEC, c'est l'ONU qui convoque les
conférences (et notamment le Sommet de la Terre de Rio en 1992), c'est
l'ONU qui gère le choix du lieu avec l'aide de pays volontaires, donne
l'ordre du jour et fournit le cadre réglementaire. Et donc, le mois
dernier à Paris, la 21ème Conférence a pu se tenir, après d'importants
travaux préparatoires.
Par contre au bout d'une ou deux semaines, les pays représentés par les
négociateurs de la COP 21, bien que travaillant à partir d'une première
ébauche préparée par le secrétariat, n'étaient parvenus qu'à un maigre
squelette d'accord au contenu aussi flou que limité. Partout dans ce
texte, des éléments entre crochets, des alternatives, trahissaient la
méfiance réciproque des différentes parties: pays riches contre pays
pauvres (**), partisans de la régulation
contre partisans des solutions de marché, partisans de fixer des
limites, des dates, contre partisans des intentions non détaillées,
sans délai défini, etc.... Manifestement, le panier de promesses
de la COP21 était plus complexe à remplir que celui du téléthon.
En fin de compte, un compromis a fini par émerger, sous la forme un
accord mitigé, dont le grand mérite est d'associer pour la première
fois la presque totalité des pays. Encore faudra-t-il qu'il soit
ratifié par un nombre suffisant.
Si les bonnes intentions sont effectivement affichées, le panier des promesses, dont le contenu a été défini par le GIEC (***),
reste pour l'instant plus qu'à moitié vide, et c'est en plus un panier
très percé. Les commentateurs polis préfèrent dire que le panier a
commencé à se remplir, que rien n'empêche de le garnir plus tard, et
qu'il vaut mieux ça qu'un panier totalement vide....
Mais à la lecture du texte, on comprend que certains pays (****),
faisant silence sur leurs lourdes responsabilités dans la situation
actuelle, ont tout fait pour glisser dans leur contribution des
éléments frelatés, pour se ménager des échappatoires, ou pour renvoyer
à d'autres le reste des efforts. Ceux qui sont en droit d'attendre des
aides compensatoires ne se montrent pas trop confiants dans les
promesses d'aide, ou ont même parfois l'air de s'intéresser plus à
l'argent de l'aide qu'à la mutation énergétique.
Même si les organisateurs de la négociation peuvent se féliciter de son
aboutissement, ces semaines ont bien mis au jour la défiance qui règne,
et démontré que pour établir un accord mondial à la hauteur des enjeux,
la communauté des pays qui se réunit en la personne de leurs dirigeants
n'est à l'évidence pas une communauté, et encore moins une communauté
de responsables. Le concert des nations frise la cacophonie et la
mécanique de la diplomatie onusienne reste d'une productivité plutôt
décevante, face aux enjeux du tournant écologique.
L'humanité représentée par ses dirigeants politiques est encore
structurée par les querelles d'influences, les inégalités héritées de
l'histoire ou de la géographie. Elle souffre des différences de culture
et de mentalités et peine à s'entendre sur des valeurs qui seraient
communes, à part peut-être l'argent. Ses débats sont très fortement
pollués par les intérêts économiques, pour la défense d'intérêts
nationaux ou par connivence avec les grands pouvoirs d'argent. A
l'évidence, les pays représentés par leurs dirigeants préfèreraient en
majorité sauver les apparences sans trop rien remettre en cause. C'est
pourquoi ils ont tendance à assimiler long terme et procrastination.
Les dirigeants qui se sont réunis ne sont pas encore (quoi qu'ils
proclament) assez pénétrés de l'importance de leur mission à cette COP
pour oser dépasser leur fonction de "représentants d'intérêts". Par
peur qu'à leur retour chez eux on leur reproche de s'être fait avoir,
d'avoir mal négocié le partage des responsabilités et des charges et de
s'être trop engagés, ils postulent implicitement que leurs peuples ne
sont pas prêts. Mais est-ce bien certain ?
Dans les peuples de chaque pays, on trouve des gens concernés à des
degrés divers, des écolos convaincus ou de façade, des inconscients,
des préoccupés d'autre chose, parce qu'ils n'ont pas le minimum vital
ou parce qu'ils regardent ailleurs, des cyniques du après moi le
déluge. Mais dans chaque pays, les proportions peuvent être très
variables selon le contexte économique, éducatif, culturel et
politique. Par dessus les frontières, grâce à la mondialisation,
chacune de ces catégories se structure plus ou moins de façon
internationale, que ce soit pour l'écologie, les questions
d'éradication de la pauvreté, ou la promotion du capitalisme débridé.
Il y a une internationale de l'écologie (assez nébuleuse mais réelle),
une internationale du caritatif (mais beaucoup moins de la
revendication sociale), des réseaux d'affaires internationaux, une
Organisation Mondiale du Commerce, des lobbys internationaux de
promotion du libéralisme comme par exemple Davos. Pour avancer sur la
question du climat, on ne peut que regretter que l'internationale des
industries extractives et du capitalisme débridé ait une influence si
prépondérante par rapport à l'internationale sociale ou
l'internationale écologiste.
préparé pour une manif interdite lors de la COP 21
On regrettera aussi que les pays aujourd'hui les plus influents (par
leur puissance économique et leur passé historique) soient si fortement
marqués par le camp du cynisme. Ce n'est pas un hasard: leur prospérité
actuelle vient en grande partie du fait qu'ils ont été des pays de
pionniers à l'époque coloniale, ou qu'ils sont riches de l'exploitation
d'un sous sol qu'ils n'imaginent pas remettre en cause. Leur mentalité
s'est forgée sur l'opportunisme sans scrupules de l'exploitation de
territoires "nouveaux". Aimant à croire que leur mérite économique ne
doit rien aux prédations de leur passé colonial, ils sont peu enclins à
comprendre qu'une civilisation durable repose sur un équilibre précieux
entre nature et anthropisation, Regroupés lors de la COP 21 sous le nom
d'Umbrella Group, ils ont plus que d'autres contribué à vider l'accord
de tout contenu trop précis.
Peut-on espérer que dans ces pays, le vieux fonds de morale
individualiste et la longue tradition démocratique, même dévoyée par
les puissances d'argent, fassent un jour émerger des culpabilités
écologiques chez les décideurs ? Qui sait ? Un tel processus n'est
peut-être pas plus improbable que l'avènement tout récent d'une
véritable conscience écologique au Vatican. Nombreux sont les
écologistes qui reprochaient au christianisme d'avoir par son
anthropocentrisme favorisé le mépris de la nature, et qui se réjouissent
aujourd'hui d'accueillir parmi eux le pape François et son encyclique
Laudato si'.
Bonne année 2016, avec l'espoir de voir encore s'étendre la conversion aux bonnes valeurs.
(*) Tout au plus peut-on regretter que les pouvoirs de l'ONU ne dépassent guère ce rôle de secrétariat. (retour)
(**) en réalité on distingue pays
développés (environ 35 listés par l'ONU) et pays en développement (les
autres). Les pays développés sont divers par leur taille et leur
histoire, mais les pays en développement sont donc une catégorie encore
plus hétérogène puisque les pays de golfe y figurent à côté des BRICS
(grands émergents), de l'Amérique du Sud et de l'Afrique des pays les
plus pauvres. (retour)
(***) en fait il y a deux (voire trois)
modèles. Un panier maximal pour que le réchauffement ne dépasse pas
1,5°C, un plus modeste (mais plus réaliste) visant 2°C. Le troisième
modèle consiste à viser encore moins ambitieux (3°C à 4°C) en se disant
qu'on sera plus exigeant un peu plus tard. (retour)
(****) Parmi ces "certains pays", on peut
montrer du doigt l'Arabie Saoudite, qui a toujours mis en avant
les options les moins engagées, et le Groupe Parapluie (Umbrella Group)
qui correspond en gros aux pays développés non européens. (retour)
29. Expliquer, comprendre, excuser. Prévenir, réprimer, punir
début décembre 2015
Au
delà de l'émotion et de la tristesse partagée, pour la plupart des
gens, l'horreur des attentats du 13 novembre suscite l'incompréhension.
Nous avons tous besoin d'explications, et nous suivons assidûment dans
les médias le travail des enquêteurs, policiers ou journalistes, ou les
analyses des supposés sachants. Après la découverte de l'identité des
auteurs, on apprend au nom de quoi, après quel parcours et avec quels
moyens, ces jeunes gens ont assassiné tant d'autres jeunes (et moins
jeunes) gens.
Par contre, au sommet de l'Etat, là où on doit réagir vite, on prend
des mesures sécuritaires, on fait adopter des lois d'urgence, on envoie
des expéditions punitives, et on appuie ces décisions par une
communication au discours musclé et manichéen.
C'est ainsi qu'au milieu des innombrables commentaires de toutes
provenances, une expression inquiétante se répand à l'adresse de tous
ceux, favorables ou non à l'action publique, qui disent aussi chercher
à mieux comprendre, par souci notamment d'une meilleure prévention, et
qui font état publiquement de leurs interrogations. Cette expression,
c'est la "culture de l'excuse" par lequel les tenants du répressif
prioritaire cherchent à éluder le préventif, surtout s'il remet en
cause le choix assumé de restreindre les dépenses sociales. Observer
que les tueurs ont pour une grande part grandi dans certaines banlieues
et s'interroger sur le terreau social du djihadisme, ce serait être
complaisant, laxiste, angéliste (*). Chercher à comprendre, est-ce être compréhensif ? trop compréhensif ?(**)
En fait, les tueries ont des causes multiples, bien au delà des tueurs,
de leur parcours et des idées qu'on leur prête. Et il nous faut aussi
constater que ces attentats, loin de se réduire au retour d'une
barbarie moyenâgeuse, sont une manifestation particulièrement odieuse
de notre modernité, tant pour sa puissance et son efficacité, que pour
sa complexité insidieuse:
• Le fondamentalisme mystico-religieux ( ***)
est certes une régression, mais (même si son
intolérance le rend condamnable) il est une réaction à l'égarement moral d'une société de
consommation que son prétendu hédonisme rend souvent futile et
irresponsable. Il réagit aussi au cynisme et aux injustices de l'argent
roi.
• Cette idéologie se diffuse par les canaux de communication les plus
modernes, ce qui lui permet d'atteindre rapidement n'importe où (sauf
peut-être en Corée du Nord) tous les esprits susceptibles d'être
pervertis.
• La vulnérabilité des esprits à cette morale perverse est
largement corrélée à la réclusion sociale et culturelle, au
ressentiment vis-à-vis du racisme larvé, et à la ségrégation spatiale
produite par l'urbanisme moderne et les logiques du marché immobilier.
• L'émergence des foyers terroristes djihadistes au Moyen-Orient
s'est produite sur un fond de frustrations économiques et politiques,
du fait d'états autoritaires installés par une géopolitique
internationale surtout soucieuse d'accès au pétrole. L'argent du
pétrole a induit une complaisance avec des régimes douteux, et favorisé
le prosélytisme islamiste et le commerce des armes ( ****)
• Cette montée de paranoïa a une capacité de nuire démultipliée
par les facilités du monde moderne: voyage, transactions d'argent,
efficacité des armes modernes, auxquelles on accède trop aisément, à
quoi il faut ajouter que l'amplification des médias internationaux
fascine un certain public et peut favoriser des vocations suicidaires.
Certes, la pauvreté et l'exclusion sociale ou les perversités
d'internet n'expliquent qu'en partie, et ne justifient pas moralement
les dérives djihadistes, et tous ces facteurs n'excusent en rien les
auteurs d'attentats, mais cela complique singulièrement les leçons
qu'on peut tirer de ces drames, en particulier celles qu'on entend dans
les discours politiques qui par leur vocabulaire simplificateur
diffusent un manichéisme de circonstance en faveur de l'ordre et de
l'autorité.
La raison première est probablement de faire barrage aux prévisibles
procès en laxisme provenant de l'opposition parlementaire, mais on ne
peut s'empêcher de voir aussi qu'à l'approche de la COP 21, c'est un
bon prétexte de mettre l'étouffoir sur l'agitation de la société civile
de moins en moins confiante dans les responsables politiques pour
s'affronter sérieusement aux enjeux du climat (*****).
Cette occasion inattendue de se focaliser sur le terrorisme, autorise
une fois de plus à remettre les priorités écologiques à plus tard. La
morale environnementale, celle qui aux dires de certains saturerait nos
oreilles, devra donc s'effacer devant le sursaut républicain et même
patriotique. Sauf à se montrer irresponsable, la mouvance écologiste
n'a plus qu'à se montrer compréhensive et cesser de se manifester.
Compréhensive envers quoi ou qui ? Envers une société, et en
particulier certains de ses acteurs les plus puissants, qui s'obstinent
depuis maintenant de bien longues années à perpétuer un mode de vie
destructeur pour l'équilibre de la vie sur Terre ?
Il est vrai que les atermoiements en matière d'urgence écologique ont
des conséquences plus difficiles à percevoir que pour le terrrorisme.
Elles sont progressives, les causalités sont complexes et diffuses,
mais les effets n'en sont pas moins considérables, à tel point qu'on
reproche souvent aux sonneurs d'alarme leur catastrophisme. Mais pour
reprendre l'argument de l'explication-excuse, chercher à comprendre ces
atermoiements, et en particulier ceux qui en sont responsables, ne
serait-ce pas chercher à les excuser ?
La question de l'excuse relève du domaine de la morale, et puisqu'il ne
saurait en réalité y avoir de morale sans libre arbitre, les moins
excusables devraient en premier lieu être ceux qui ont le plus de
latitude d'action (plus de libre arbitre). C'est pourquoi les pays
prospères et stables devraient montrer l'exemple, sans tirer excuse de
l'incurie réelle ou supposée des pays défavorisés. C'est pourquoi les
puissants et les possédants devraient faire preuve d'une responsabilité
accrue à la mesure de leur latitude de choix, d'autant plus que ces
choix ont des conséquences plus lourdes que ceux des simples citoyens,
dont par ailleurs on invoque si volontiers la responsabilité.
Sont-ils majoritaires, les riches qui choisissent-ils de faire leurs
petits déplacements à vélo plutôt qu'en voiture, de se contenter d'une
voiture modeste et économe plutôt que d'un gros char, de renoncer aux
week-ends de rêve dans les îles lointaines ? La compétition
ostentatoire qui règne dans les milieux argentés, si bien décrite par
Thorstein Veblen ne dédouane pas les riches pollueurs de leurs
choix égoïstes (******). Et dire qu'en plus,
une certaine presse nous les montre en exemple! Et qu'il se trouve
encore des commentateurs, pas si rares, pour trouver des excuses à la
triche fiscale qui du reste, avec les grands cabinets de conseil en
"optimisation", a pignon sur rue.
Sont-ils excusables, ces analystes si compétents qui refusent (ou ne
trouvent pas le temps) de s'informer aux bonnes sources pour comprendre
sérieusement les enjeux du climat et continuent de prêcher urbi et orbi
la religion de la croissance ? Y a-t-il des excuses à l'ostracisme
envers les économistes hétérodoxes qui osent contester le dogme du
marché salvateur et proposer des buts plus moraux que la seule
accumulation financière ? Ces prêcheurs de la course à la
compétitivité sont les relais d'une barbarie économiste (barbarie au
sens de Comte-Sponville), qui consiste à confondre abusivement le bien
au sens moral ou même éthique avec le bien selon l'orthodoxie
économique.
Sont-ils excusables, ces hommes politiques, ces dirigeants de grandes
entreprises ou ces éditorialistes qui, avec une connivence forgée par
le parallélisme des parcours, placent publiquement leurs espoirs dans
les "nouveaux" hydrocarbures, dénigrent et même sabotent les mesures en
faveur des énergies renouvelables, et prétendent éradiquer la sous
alimentation par une fuite en avant dans le productivisme
agro-industriel, ruinant les écosystèmes et réduisant la petite
paysannerie à la misère ?
Plus de vingt ans après le sommet de Rio, la complaisance de dirigeants
en principe bien informés envers les lobbys du pétrole ou le
climato-scepticisme n'est plus excusable, de même que ne sont pas
excusables le recul face aux choix décisionnels en faveur du tournant
écologique. On traîne toujours, notamment sur la fiscalité écologique
(pour ne pas dire on recule) alors qu'on sait que c'est un levier très
efficace. Comme cela a été fait sur des questions comme les retraites
ou la dette publique, l'impopularité prévisible de telles mesures doit
être assumée par des gouvernants dignes de ce nom, et il faut user de
pédagogie pour convaincre. Or, à l'opposé de tout cela, notre ministre
en charge de l'environnement proclame fièrement rejeter une écologie
"punitive".
Et pourquoi dans ce cas punir serait-il inapproprié alors que dans
d'autres domaines la même ministre a vanté les vertus
pédagogiques des punitions ?
(*) L'angélisme n'est pas que celui qu'on
reproche aux bobos droit-de-l'hommistes. Une bonne définition en est
donnée par André Comte-Sponville qui voit les sociétés humaines régies
par quatre ordres distincts, indépendants mais philosophiquement
hiérarchisés (le technico-économique, le légal, le moral, l'éthique).
Il définit l'angélisme comme une erreur qui consiste à vouloir annuler
un ordre inférieur au nom de l'ordre supérieur, par exemple supprimer
le droit en faisant confiance à la moralité de chacun, ou croire que
les règles morales seraient rendues inutiles par la généralisation de
l'amour universel. (A l'inverse de l'angélisme, la barbarie consiste à
soumettre l'ordre supérieur à l'ordre inférieur, comme cela se produit
dans la technocratie ou quand il y a une morale d'état). Pour en
revenir à l'angélisme, penser que la crise écologique se résoudra par
le comportement vertueux de chacun ou la sagesse des marchés sans avoir
à cadrer des comportements par la loi ou l'intervention économique est
de l'angélisme. (retour)
(**)Un récent article de la revue en ligne Alter-Eco Plus éclaircit cette question de "l'excuse sociologique" (retour)
(***)Les fondamentalismes réactionnaires
peuvent être lies à des religions ou des idéologies diverses et pas
seulement à l'Islam. Mais même si elles peuvent atteindre un fort
pouvoir de nuire, la plupart du temps, elles ne conduisent pas au
terrorisme. Les folies meurtrières qu'elles peuvent susciter sont
rares. On devrait peut-être s'interroger sur des ressemblances de
personnalité ou de parcours entre les tueurs de Paris et ceux de
Norvège, des Etats Unis ou d'ailleurs. Si on en croit certains
spécialistes de la question, le problème vient plus d'une islamisation
de la radicalité que de la radicalisation de l'Islam, et ceux des
musulmans qui sont les plus radicaux pour réprouver la modernité
occidentale, les salafistes piétistes, seraient plutôt enclins à se
replier dans leur monde en récusant la violence, malgré leur
intransigeance et leur morale d'un autre âge. (retour)
(****) Aux enjeux pétroliers (voir le
blog de Matthieu Auzanneau) s'ajoute la sécheresse de 2007 - 2010 comme
un des facteurs déclenchant des "printemps arabes", dont celui de Syrie. (retour)
(*****) J'ai été atterré par la façon
dont au soir du 29 novembre, les médias se sont focalisés sur des
affrontements de l'après-midi, réduisant d'autant la place qu'ils
auraient mieux fait de consacrer au message citoyen envoyé par la
chaîne humaine citoyenne et pacifique du boulevard Voltaire. De plus,
on a parlé de jeunes en mal de coup de poing avec les CRS, alors que
des vidéos comme des témoignages dignes de foi montrent une jeunesse
certes décidée à aller contre l'interdiction pour se faire entendre
(comment serait-elle insensible à tous ces discours sur l'avenir
écologique qui la ciblent) mais qui dans sa quasi unanimité a tout fait
pour refuser la violence. C'est clairement la police qui a fermé la
place de la République et fait monter la pression à coup d'arrestations
arbitraires et de lacrymogènes. Et les forces de l'ordre ne se sont pas
gênées elles non plus pour piétiner de leurs rangers sacrilèges les
fleurs, objets et bougies déposées au pied du monument. (retour)
(******) Sur ce sujet, on pourra lire le
livre éclairant d'Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète
(Seuil 2007) (retour)
28. Le retour du réactionnaire
début novembre 2015
La presse, ces derniers temps, a beaucoup parlé de néo-réacs, autrement dit de "nouveaux réactionnaires" (*).
Et comme ces débats intellectuels par médias interposés me paraissent
pour le moins brouillés ou tendancieux, je me risque à proposer une
tentative de mise en ordre, et peut-être une clé de lecture, quitte à
donner un tour plus politique à ce billet.
Pour commencer, le sens des mots: On désigne couramment comme
réactionnaire (on dit aussi passéiste) tout opposant au progrès.
Progrès avec ou sans majuscule ? (**). En le
désignant comme réactionnaire, on considère que celui qui juge
négativement l'évolution des choses (ponctuellement ou en général)
manifeste une préférence pour un état passé, auquel implicitement il
souhaite revenir. C'est un abus de langage, car on peut critiquer le
Progrès sans pour autant vouloir un retour en arrière, à l'instar des
conservateurs partisans du statu quo, ou des nostalgiques dont les
regrets ne se traduisent pas en action. Cet abus simplificateur permet
de caricaturer l'adversaire, procédé fréquent dans les débats
polémiques. Et depuis longtemps, la question du Progrès est un
inépuisable sujet de polémique.
Le préfixe néo ou l'adjectif nouveau
suggèrent que la notion de réactionnaire a changé. Mais on peut aussi
se demander si cette évolution ne serait pas, pour une bonne part, liée
à des changements dans ce qu'on entend (ou devrait entendre) par
Progrès. Dit autrement, si les réactionnaires sont nouveaux, c'est que
le Progrès d'aujourd'hui (la mondialisation marchande et la débauche
énergétique) n'appelle pas les mêmes critiques et ne suscite pas les
mêmes réactions que le Progrès d'hier (l'industrialisation, la
naissance des états nations et le développement des sciences au début
du XIXe siècle).
Aujourd'hui, les principales critiques de l'évolution contemporaine du
monde concernent l'explosion des inégalités économiques, le
sur-développement technico-industriel et les effets d'un certain
égarement moral, qui sont trois aspects marquants du capitalisme
néolibéral mondialisé, lui-même héritier du premier libéralisme. Pour
celui qui juge positivement cette évolution et la voit comme un
progrès, il devrait donc y avoir plusieurs raisons ou manières d'être
réactionnaire, selon que le jugement négatif dénonce les aliénations
produites par le monde moderne, s'alarme de l'impact environnemental du
mode de vie moderne ou critique la décadence de la culture moderne.
• Ceux qui dénoncent la
mondialisation, le virage ultra-libéral des années Reagan-Thatcher, et
regrettent le temps joli des trente glorieuses sont le plus souvent des
tenants d'une gauche "à l'ancienne", mais le souverainisme ou la
nostalgie républicaine existent aussi à droite.
• Ceux qui s'inquiètent des destructions de l'environnement, rejettent
la chosification du vivant et déplorent la disparition des campagnes
traditionnelles correspondent à une bonne partie des écologistes.
• Ceux qui s'effrayent de l'évolution des moeurs, des transformations
de la famille, ou s'offusquent d'une culture contemporaine décadente
sont plutôt du côté des ultra religieux, royalistes, nationalistes et
autres nostalgiques de l'ordre ancien.
Ces trois façons de s'inquiéter du monde actuel (et même de préférer un
certain passé) sont nettement distinctes, mais ne s'excluent pas
nécessairement. Il existe des écologistes anticapitalistes hostiles à
l'art contemporain décadent. Malgré cela, il ne me semble pas correct
de les confondre: le repli nationaliste ou intégriste n'a pas grand
chose à voir avec la méfiance technologique ou la prise de conscience
mondialisée de la plupart des écologistes, la critique sociale et
économique de la gauche radicale s'accommode souvent du productivisme
industriel, de la modernité technique et des pollutions.
Il reste que la cible commune partagée par ces trois critiques fait
apparaître des convergences qui parfois peuvent surprendre ou
déranger: On voit ainsi l'extrême droite afficher son intérêt
pour le peuple en reprenant des idées issues de l'extrême gauche, ou
certains partisans de la sortie de l'euro évoquer l'éventualité d'une
alliance souverainiste. Le hasard de quelques lectures récentes me fait
voir des parallèles entre le Bernanos de "La France contre les robots"
et la critique écologiste du monde machiniste et commerçant (comme chez
Ivan Illich). Sur ce terrain, on retrouve aussi la récente encyclique
"Laudato si" du pape François. Pour simplifier parfois, les modérés
dénoncent des extrêmes qui se rejoignent, mais ils oublient que le
moralisme dévot de Bernanos l'oppose à l'hédonisme libertaire des
hippies, ou que le principal reproche que l'extrême gauche fait à
l'extrême droite est sa xénophobie. De même, la divergence entre
écologistes et gauche ouvriériste apparaît quand il est question de
transition énergétique, ou à propos de l'espoir placé dans l'émergence
d'une Europe politique.
Des convergences d'idées sur certains points existent, mais c'est en
fait par pure tactique politique que des gens qui se disent
progressistes décernent ce label indistinct et clivant de réac, ou de néo-réac (***).
En l'attribuant publiquement à tel ou tel, les journalistes,
éditorialistes ou auteurs de tribunes, cherchent à condamner ceux
qu'ils désignent comme intellectuellement illégitimes, parce qu'ils
expriment des idées qui seraient moralement indéfendables, des idées
qui ressemblent à celles de personnalités infréquentables, ou comme on
dit encore, des idées "qui font le jeu" d'une faction politique dont on
n'admet pas l'existence. C'est comme on dit un procédé classique
d'amalgame.
Il est simpliste de grouper sous un même qualificatif un ensemble pour
le moins disparate d'acteurs politiques aux tendances diverses,
d'intellectuels, d'écrivains ou de polémistes souvent opposés entre
eux. Ce procédé est trop fréquent en politique pour qu'on ne se pose pas la question de savoir ce que veulent défendre ceux qui en usent ainsi.
Utiliser l'adjectif réactionnaire revient à réduire la discussion à un
ordre linéaire, ou le seul choix possible est celui de la marche en
avant ou en arrière. Aucun pas de côté, plus question de sortir des
rails, tout au plus peut-on discuter sur la vitesse d'évolution, à
condition de ne jamais enclencher la marche arrière. Ceux qui ont
tendance à "mettre dans le même sac" ces différentes formes d'esprit
"réactionnaire" sont en général les défenseurs du monde tel qu'il va,
les docteurs Pangloss de la modernité contemporaine . Pour eux, le
jugement est simple: avant, c'était moins bien, demain, ce sera mieux (****).
Ce sont eux qui, "par pragmatisme", ont accompagné la mondialisation
marchande sans chercher réellement à la freiner, et ont promu bon gré
mal gré les réformes donnant un pouvoir accru à l'argent (*****).
Pour afficher leur modernité, ceux qui étaient à droite de l'échiquier
politique ont accepté d'oublier la vieille morale prêchée par le
catholicisme traditionnel, et ceux qui se pensaient à gauche ont
endossé le dogme économique libéral, prônant un socialisme ami du
patronat et socialement minimal.
L'habileté au compromis de ces girouettes idéologiques leur a ouvert
les portes du pouvoir, et pour ne pas le perdre, ils répondent aux
inévitables critiques par toutes sortes de ficelles rhétoriques. A
leurs yeux, leur voie est la seule possible, et ceux qui ponctuellement
ou en général dénoncent une régression, qui illustrent leur pensée d'un
exemple du passé, sont indistinctement caricaturés comme partisans du
"c'était mieux avant". Il faut accepter la grande agriculture, les OGM
et goûter les tomates insipides du supermarché, faute de quoi on serait
un promoteur de la faim dans le monde, il faut accepter les 4x4 en
ville, l'avion pour tous et le risque nucléaire pour ne pas être
partisan du retour à la bougie, il faut supporter les méfaits sociaux
ou culturels de la mondialisation commerciale et financière sauf à
passer pour un (affreux) protectionniste, etc....
Avec cette logique, impossible de faire le tri dans l'inventaire des
nouveautés ou des évolutions. C'est la politique des petits pas, au
coup par coup et à boussole variable qui remplace la vision historique
et la mesure des enjeux de long terme. On préfère accompagner le
mouvement plutôt que de s'y opposer, sans chercher trop à savoir où
conduisent les évolutions spontanées. Critiquer la marche du monde
serait stérile, l'important étant de garder confiance dans les vertus
du "système", dont on adopte implicitement les valeurs.
Dans ce débat, les tenants du Progrès s'opposent à ceux qui professent
d'autres valeurs: valeurs héritées de la tradition, valeurs d'égalité
et d'harmonie sociale, valeurs de respect pour la vie et la nature. Le
Progrès est-il effectivement une valeur ? Au XIXe siècle, quand la
technique nourrie par la science faisait croire à la possibilité de
mettre le monde au service du bonheur des hommes, le Progrès pouvait
passer pour une valeur en soi. Mais après un recul de deux siècles, la
complexité du monde ternit le bilan, et en même temps l'idée de
Progrès. Les séquelles persistantes du colonialisme, les méfaits
sociaux et humains de l'argent roi, les inquiétudes soulevées par une
techno-science ignorant toute prudence, tout cela désoriente et fait
douter sur la direction à suivre. Croire aujourd'hui au Progrès relève
d'une paresse intellectuelle qui finit par donner un habillage
optimiste aux transformations du monde sous l'empire des appétits
d'argent. Aveugles au long terme et méprisant la connaissance du passé,
ces intérêts sont assez puissants pour canaliser à leur profit la
curiosité scientifique et l'efficacité technique, pour corrompre ou
influencer les dirigeants politiques, pour acheter les médias et
piloter en coulisse le jeu démocratique.
Si dans bien des domaines, on peut se féliciter qu'il y ait des progrès
(moraux et humains, avec autant de minuscules) cela ne veut pas dire
pour autant qu'ils constituent "Le Progrès", car trop d'alarmes,
d'inquiétudes et d'injustices occupent aussi notre horizon. Dénoncer
quelqu'un comme (néo-)réactionnaire et le condamner à ce titre ne
relève pas du débat d'idées intelligent. Dans la période brouillée que
nous vivons, il faut certes être vigilant sur l'évolution des idées
comme de ceux qui les portent, mais justement, c'est au nom de cette
complexité du monde contemporain qu'on devrait disqualifier avant tout
ces rhéteurs manichéistes qui, au nom d'une religion à bout de souffle,
distribuent les brevets de progressisme ou de réaction.
(*) Un livre publié en 2002 constitue une référence dans ce débat: Le Rappel à l'ordre: Enquête sur les nouveaux réactionnaires,
écrit par l'historien et essayiste Daniel Lindenberg. A partir d'un
inventaire des sujets critiques contemporains, ce pamphlet fait émerger
une liste de cibles qui, si on se réfère notamment à Wikipédia, semble pour le moins hétérogène, et laisse soupçonner un procédé polémique. (retour)
(**) Lorsque le progrès envisagé désigne
une évolution dans un domaine précis ou plus large, évaluée
positivement à partir de valeurs ou de critères d'appréciation
suffisamment définis, on peut le désigner avec une minuscule, et même
un article indéfini (progrès dans la lutte contre le SIDA, progrès dans
l'alphabétisation, et même progrès économique ou social). En revanche,
s'il s'agit de caractériser une évolution globale sur une échelle de
bien ou de mal, sans plus de précision, on peut parler du Progrès avec
une majuscule, car le sujet s'apparente à une religion. La croyance
dans le Progrès est apparue avec la modernité occidentale, et stipule
que par principe, l'évolution dans le temps se fait dans le sens du
mieux. Pour réaffirmer cette croyance face à des apparences souvent
contraires, il faut alors jouer sur la hiérarchie des critères, choisir
des échelles de temps favorables, ou réduire la comparaison aux seuls
cas probants.(retour)
(***) Aux Etats-Unis, on connaît aussi les néo-conservateurs, ou neocons. (retour)
(****) .... et si c'est moins bien aujourd'hui qu'hier, ce sera mieux
après-demain, ou alors on peut être sûr que ç'aurait été encore pire si
leurs adversaires avaient été au pouvoir.(retour)
(*****) En 2002, Daniel Lindenberg et ses amis de la République des idées (au
premier rang desquels Pierre Rosanvallon) disaient vouloir défendre "la
société ouverte" et travaillaient à la refondation sociale-libérale de
la gauche de gouvernement.(retour)
27. Ingénieux ingénieurs, du carburateur à l'ordinateur
début octobre 2015
Au
temps parfois si regretté des trente glorieuses, la mécanique
automobile était accessible au commun des mortels et un moteur de
voiture était encore un objet de bricolage. Il en avait besoin, car les
dérèglements et les pannes étaient monnaie courante (*).
Par exemple, l'alimentation en essence du moteur était dosée par un
organe merveilleux et improbable, le carburateur, traversé de tubulures
et comportant un système de flotteur agissant sur un pointeau (comme
dans un réservoir de chasse d'eau mais en plus délicat), des gicleurs,
des clapets, des ressorts et de la tringlerie. C'est l'équilibre un peu
fragile de cet ensemble qui permettait de combiner le mélange air -
essence de façon supposée optimale en toutes circonstances: au ralenti,
en régime normal, pour les reprises ou par temps froid. Avec un peu de
savoir-faire et quelques outils élémentaires, un non professionnel
pouvait réparer les (fréquents) dysfonctionnements de la carburation,
et il allait parfois jusqu'à gagner en puissance en changeant quelques
gicleurs, ou même tout le carburateur. Mais comme il se doit, on payait
cette performance "améliorée" par une plus grande consommation, sans
parler de la pollution qui à l'époque n'était pas vue comme une
préoccupation majeure.
vue en coupe du carburateur d'une Peugeot 203
Aujourd'hui, les voitures modernes sont
dotées d'un système à injection contrôlé par l'ordinateur de bord, qui
ajuste le débit de carburant en tenant compte de multiples paramètres,
et gère ainsi au mieux, selon les prescriptions du constructeur, le
compromis performance - consommation - propreté. Bien plus fiable qu'un
carburateur, cette gestion informatique de l'injection ne se dérègle
pratiquement pas et peut s'adapter à des circonstances de conduite
variées (**). C'est un des facteurs de
l'amélioration des performances des moteurs actuels, qu'il s'agisse de
leur fiabilité ou de la limitation des rejets polluants. Pour
intervenir sur le réglage de l'alimentation, plus question de prendre
son tournevis ou de souffler dans des gicleurs bouchés, car c'est au
niveau de l'ordinateur que ça se passe, et c'est un travail
d'informaticien. Les procédures d'entretien, de réparation et de
réglage en ont été transformées et les garagistes ont dû se former pour
s'adapter.
Mais à côté des garages agréés par les constructeurs, il existe aussi
des officines de bidouilleurs qui, en reprogrammant l'ordinateur de
bord, peuvent à la demande suralimenter le moteur pour des clients
amateurs de conduite "sportive" ou à l'inverse brider les voitures
d'une firme soucieuse d'économies et qui voudrait obliger son personnel
à l'éco-conduite. Le procédé d'intervention n'est plus mécanique, mais
le dilemme final reste le même: conduire nerveux, rapide et puissant,
c'est dépenser du carburant et polluer beaucoup, alors que rechercher
la pollution minimale, c'est conduire très doux, pour ne pas dire
totalement mou. Les lois de la physique étant incontournables, ce sont
les voitures lourdes, les fortes accélérations, les reprises en côte et
la grande vitesse qui augmentent la dépense de carburant et la
pollution.
Sur les voitures hybrides, on essaye de gagner sur le poids
et sur les frottements de l'air, on optimise les variations de régime
en gérant une réserve d'énergie par des batteries et des moteurs
électriques annexes, et surtout on incite le conducteur à conduire mou
par des indications "culpabilisantes" sur le tableau de bord. Et çà
marche: avec ma Honda Insight de 1250 kg, je roule raisonnablement vite
dans le confort d'une berline moderne sans consommer plus que la
mythique mais lente, légère et rustique 2CV Citroën: 5,7 litres aux 100
km toutes routes confondues (ville, routes et autoroutes) et sur six
années. Le bilan s'alourdit sur l'autoroute (surtout par vent
contraire), dans les embouteillages, ou si on conduit "nerveux".
Et lorsque sur la route, je me fais
doubler par de lourdes et massives berlines familiales, j'ai toujours
peine à croire que la puissance dont elles font preuve corresponde
réellement aux consommations et aux performances écologiques
mirobolantes affichées en petits caractères au bas des pubs des
magazines. Une des clés de ce mystère tient à ce que ces performances
sont établies lors de tests normalisés de courte durée en laboratoire
ou même sur route, mais qui alors n'ont rien à voir avec les conditions
de conduite ordinaires. Il s'explique encore plus si on sait que
pendant ces tests, les constructeurs surgonflent les pneus, délestent
la voiture d'accessoires "inutiles", mettent l'alternateur hors circuit
(la batterie n'étant plus rechargée le temps du test), et même font le
maximum pour gommer les petites irrégularités de carrosserie (***).
S'il est vrai que les constructeurs ont nettement amélioré le rendement
et la fiabilité des moteurs, ils ont dans le même temps fortement
alourdi les voitures et monté en puissance, et en général, la voiture
propre reste une illusion entretenue avec la complaisance des autorités
de contrôle.
Là où on atteint le comble du vice, c'est quand on apprend que des
ingénieurs d'usine, inspirés probablement par l'esprit hacker, ont été
jusqu'à imaginer de programmer l'ordinateur de bord de telle sorte
qu'une voiture banalement polluante se comporte avec une vertu
exemplaire lors des tests. Il suffit de détecter qu'un test est en
cours (par l'immobilité du véhicule placée sur un banc d'essai, par
certaines séquences codifiées qui s'enchaînent, et la voiture
s'autobride pour apparaître sous son jour le plus vert le temps du
test. On ne peut s'empêcher de penser à ces coureurs cyclistes qui
savent exactement comment contourner les tests et continuer à se doper sans être détectés.
En équipant ainsi les voitures du
groupe VW de ce logiciel de triche, les ingénieurs ont certes fait
preuve d'astuce, mais ils ont aussi démontré leur extrême cynisme. Il
serait sans doute naïf de penser qu'une telle stratégie n'ait pas eu
d'équivalent (sous cette forme ou sous une autre) chez d'autres
constructeurs. Les décalages manifestes et généralisés (dont la presse
spécialisée se fait parfois l'écho) entre performances écologiques
officielles et performances observées en contexte réel donnent une idée
de l'ampleur du mensonge collectif à ce sujet (****). La place incontournable prise par la voiture dans le monde contemporain est pour beaucoup dans cet aveuglement.
S'il est désolant de voir que des ingénieurs en soient encore à traiter
la question du transport écologique sur ce mode purement cosmétique, on
espère qu'il y en aura d'autres plus nombreux pour consacrer leur
inventivité à une transition énergétique qui ne soit pas en
trompe-l'oeil, et notamment à des moyens de transport fonctionnant aux
énergies vertes. Rappelons à ce sujet qu'Hermann Scheer,
promoteur en 2000 de la loi sur les énergies renouvelables en
Allemagne, disait que ce serait faire injure aux ingénieurs que de
mettre en doute la possibilité technique d'une reconversion complète
aux énergies renouvelables.
(*) On savait à l'époque que la cause de
panne la plus fréquente était l'allumage, et on vérifiait au besoin
bougies, delco, et vis platinées (un vocabulaire tombé dans l'oubli).
Ensuite venait la carburation dont il est question ici.(retour)
(**) Le circuit d'allumage des moteurs à
essence est bien entendu lui aussi sous contrôle. Pour les moteurs
diesel, c'est autre chose puisque l'explosion ne résulte pas d'un
étincelle provoquée, mais se produit spontanément par la forte
compression dans le cylindre. C'est un des facteurs qui font du diesel
une technique plus rustique, avec souvent une combustion moins parfaite
et donc plus polluante. (retour)
(***) S'il devait (comme en marche
normale) recharger la batterie, l'alternateur consommerait une part
notable de la puissance du moteur. Pour parfaire l'aérodynamique, on
peut par exemple masquer les joints de la carrosserie avec des bandes
adhésives. (retour)
(****) Pour revenir sur le parallèle avec
le dopage cycliste, aujourd'hui les soupçons proviennent moins des cas
de tests positifs que de l'observation et de l'évaluation des
performances des coureurs. L'ancien entraîneur Antoine Vayer s'est fait une spécialité de cette méthode de détection. (retour)
préparé pour les manifestations citoyennes autour de la COP 21
26. Compétition et dopage
début septembre 2015
Comme chaque été, le rituel sportif est venu distraire les vacanciers
en leur proposant ses passions faciles. Mais la fête (comme on dit) a
été quelque peu gâchée par les soupçons, voire les révélations de
dopage. Dans le
Tour de France la suprématie outrageuse du vainqueur, et encore plus la
forme insolente de ses équipiers, évoquait dangereusement les
calamiteuses années Armstrong. Ensuite, on s'est réjoui des médailles
des nageurs nationaux, sans trop chercher à questionner ces corps
surentraînés et ces si étonnantes facultés de récupération. Puis fin
août, tandis qu'une une étude sur des échantillons anciens révélait la
forte proportion de sportifs qui s'étaient manifestement dopés dans la
dernière décennie, le stade d'athlétisme de Pékin voit concourir les
corps bodybuildés et affinés à l'extrême d'athlètes paraît-il repentis
et donc pardonnés.
Tous les commentateurs s'accordent: la compétition c'est bien. et le
dopage c'est mal. Mais il est manifeste qu'au niveau où en sont les
vedettes du spectacle sportif, l'une ne va pas sans l'autre. A partir
du moment ou les télévisions gonflent les enjeux financiers en se
disputant les retransmissions et exacerbent ainsi la compétition, le
dopage devient si nécessaire qu'il en est inéluctable. Mais dans le
même temps, il ne faudrait pas ternir le rêve
entretenu autour du mythe des sportifs de haut niveau en s'intéressant
de trop près aux procédés douteux qui sont trop souvent derrière
l'exploit.
Ces héros persévérants, volontaires et performants sont un exemple pour
tous, ils montrent aux populations qu'il faut accepter les
sacrifices et les déboires de la compétition généralisée
qui sert si bien par ailleurs les appétits des possédants. Détenant des
leviers essentiels dans l'organisation du monde, les maîtres de la
finance mettent en concurrence les peuples et leurs représentants
politiques pour tirer le rendement maximum du travail des gens, des
facilités offertes par les états et de
l'exploitation de la nature. C'est paraît-il le prix à payer pour jouir
des bienfaits de la modernité.
Modernité efficace, qu'on peut opposer à la rusticité, évoquant la
simplicité
paysanne, mais d'une imperfection que le besoin moderne de performance
remet en cause. L'industrie avec son énergie abondante, sa main
d'oeuvre sous payée et
sa précision mécanique a dans bien des domaines supplanté l'artisanat
qui pensait trop au beau travail pour rivaliser sur le plan productif.
Ainsi a aussi évolué l'agriculture, passant d'une activité très proche
de la nature, à un travail plus complexe, nourri d'expériences et de
savoirs accumulés, puis à une exploitation industrielle des
processus biologiques végétaux ou animaux.
Ainsi s'est aussi transformé le sport, en particulier la préparation
des athlètes et la
médicalisation de leur suivi (entraînement, diététique, médecine du
sport, dopage)
Sauf que la compétition, c'est sans fin. Même si les records stagnent,
ou ne sont battus que d'un cheveu et de plus en plus rarement, les
sportifs doivent encore et toujours faire mieux, car sinon, ce serait
la fin du Progrès.
Les éleveurs qui se font entendre en cette fin d'été se sont endettés
pour produire
plus et plus moderne. Et pourtant, ils ne sont toujours pas assez
compétitifs, face
à la viande venant d'Amérique du Sud ou face au lait des fermes
industrielles allemandes. C'est du moins ce que leur font valoir les
industriels, qui conjointement avec la grande distribution, font écran
entre eux et le consommateur et organisent les marchés à leur profit.
Pour ces partenaires exigeants, pas d'autre voie que la course à la
productivité, même au prix de la déshumanisation du métier et de la
chosification des animaux.
Le cas des éleveurs est loin d'être unique dans l'activité économique,
et cette mentalité imprègne si bien les esprits que dans les discours
officiels de nos dirigeants, même "de gauche", il n'est plus question
que
de regagner en compétitivité pour retrouver la sacro-sainte
croissance, quitte à promouvoir toutes sortes de réformes d'inspiration
ouvertement néo-libérale pour la .... doper. Doper ???
Et donc dans ce même mois, la Chine
offre à Pékin un ciel ultrapollué aux athlètes du monde entier, tandis
qu'à Shanghaï, le mirage de la
croissance chinoise s'écroule à la bourse. Cette croissance
à deux chiffres qui faisait envie aux dirigeants du monde et qu'on
montrait en exemple aux peuples paresseux, cette croissance qui était
le moteur
économique du monde, reposait en réalité, nous dit-on aujourd'hui, sur
des artifices de politique économique, sur un mépris des questions
environnementales. Bref elle était banalement .... dopée (*). Il paraît
maintenant que c'était mal et qu'il ne faut pas s'étonner que le
soufflé retombe.
Il semble ainsi qu'en matière de compétition, il y ait deux morales
opposées: l'une en sport qui considère le dopage comme une triche
honteuse, et
l'autre en économie qui encense le dumping fiscal, qui drague le
spéculateur et encourage la surexploitation des travailleurs et de la
nature. Cherchez l'erreur !
A l'origine, le sport honnête et bienfaisant consistait simplement à
tirer le meilleur parti des dispositions naturelles du corps. On
observera que le dopage, malhonnête autant que nocif pour les
organismes, concerne en premier lieu des disciplines où les limites
sont atteintes et où on demande trop aux sportifs. Revenir à un sport
propre, c'est changer la pratique du sport, et notamment ramener la
compétition à un niveau raisonnable. On battra moins de records, les
exploits seront moins extrêmes et au lieu d'être un grand cirque
télévisuel mondial, le sport sera plus discret, moins bling-bling, et
divertira des publics
moins larges et aux attentes plus modestes. Le sport de tous les jours,
celui qui est bénéfique pour le grand nombre et que les médecins
recommandent, n'est pas (ou peu)
polarisé par la compétition (à fortiori au niveau mondial), c'est un
sport rustique, au regard du sport qui captive aujourd'hui les mangeurs
de pizzas
vautrés devant les écrans télé. Celui qui va travailler en vélo n'a pas
besoin de
dopage, il mesure
son effort, il fait un sport de son trajet quotidien et entretient
sa forme tout en faisant à sa façon la promotion d'une énergie
vertueuse.
L'économie ne devrait-elle pas elle aussi faire un tel retour moral ?
Au lieu de vouloir régénérer à tout prix une croissance qui ne sait où
elle va et qui s'essouffle dans sa confrontation aux limites
planétaires, ne pourrait-on convertir nos sociétés à une économie plus
rustique? Ne devrait-on pas favoriser une économie moins obsédée par
les superlatifs, capable de ne pas sacrifier le long terme à la
volatilité des marchés, tolérante aux rendements modérés, sensible à la
santé de la société, soucieuse de justice humaine, de qualité plus que
de performance, et à même de prospérer sans épuiser
ceux qui la nourrissent ?
Sauf que pour une telle prise de conscience, il faudrait un peu (comme
disent les coureurs cyclistes) relever
le nez du guidon et prendre un minimum de recul. De même qu'il y a peu
de sportifs qui décrochent par dégoût des mauvaises pratiques, rares
sont les acteurs économiques qui sortent du jeu, et hélas, encore plus
rares sont
les dirigeants qui le suggèrent. La majorité d'entre eux croit encore
aux
bienfaits absolus de la
compétition, aveuglés qu'ils sont par la doxa économique dominante.
Cette doxa ne serait-elle pas la drogue mentale suprême?
(*) on notera qu'à une échelle bien
plus modeste, la Grèce a eu
sa période enthousiasmante culminant avec les Jeux Olympiques d'Athènes
(encore le sport !) jusqu'à ce que les spéculateurs aient l'idée de
dénoncer les budgets "mal
gérés" et l'excès d'endettement. La croissance grecque était paraît-il
en
trompe l'oeil, et il faut accepter sans se plaindre que le retour à la
normale fasse des dégâts. (retour)
25. La fable de Nauru
mi-juillet 2015
Contemptrice bien connue du capitalisme
contemporain, Naomi Klein(*) a
consacré son dernier livre (**) au dérèglement
climatique. Pour elle, la principale responsablité incombe à la
surexploitation généralisée des ressources terrestres qu'elle désigne
sous le nom d'extractivisme, entretenue par la cupidité des
investisseurs. Pour illustrer cette frénésie et son imprévoyance, elle
prend notamment l'exemple emblématique de Nauru, une petite île du
Pacifique proche de l'équateur dont l'histoire est édifiante.
Née d'une petite formation volcanique où se sont agrégés les coraux,
cette terre du pacifique équatorial n'appartient à aucun archipel
constitué, étant trop distante des autres îles. Bien avant l'arrivée
des hommes, les oiseaux migrateurs, en y faisant étape, ont déposé leur
guano et ainsi rendu le sol fertile pour une végétation luxuriante.
Habitée depuis des millénaires par des populations océaniennes
mélangées, l'île est baptisée Pleasant Island par le premier européen à
y aborder, le britannique John Fearn en 1798.
Après ce premier contact, Pleasant
Island vivra une relative tranquillité pendant encore quelques
décennies (modérément troublée par des visites de déserteurs et de
contrebandiers) jusqu'à ce que, fragilisée par une guerre tribale, elle
finisse par être annexée en 1888 à l'empire allemand, prenant le nom de
Nauru (***). Vers 1900, le colonisateur
commence à s'intéresser au phosphate de l'ïle (provenant de l'épaisse
couche de guano dont elle était recouverte, accumulée depuis la nuit
des temps) et l'exploitation commence en 1906. Des ouvriers étrangers
(principalement chinois) sont amenés pour l'extraire au bénéfice de
compagnies minières occidentales, et c'est ainsi que commence la
destruction de la végétation dans tout l'intérieur de l'île.
La guerre de 1914-18 entraîne la confiscation de Nauru aux Allemands et
son passage sous domination Britannique, avec administration par
l'Australie.
Après la 2e guerre mondiale (et un bref épisode de domination
japonaise), l'exploitation des phosphates bat son plein, car ils ont
trouvé un débouché massif comme engrais dans la grande agriculture.
Pour mieux bénéficier de cette manne qui leur échappe en grande partie,
les Nauruans demandent leur indépendance et l'obtiennent en 1968. Ils
savent déjà que le phosphate qui enrichit Nauru, tout en accélérant la
destruction environnementale ne durera pas plus de quelques décennies
(car environ deux tiers ont été déjà extraits). En conséquence, à côté
de multiples dépenses à caractère social mais aussi somptuaire, il
investissent une part importante de leurs revenus dans la finance
mondiale, notamment dans l'immobilier australien et néo-zélandais. En
1974, à la faveur des cours élevés du phosphate, Nauru affiche le 2e
rang mondial pour le PIB par habitant, juste après les Emirats Arabes
Unis.
L'île est pourtant devenue un désert et
les Nauruans sont des champions du diabète et de l'obésité, car ayant
changé radicalement de mode de vie, ils se nourrissent pratiquement
plus que de produits importés.
Dans les années 1990, tandis que le phosphate commence à s'épuiser, les
placements immobiliers se révèlent désastreux. La politique dans la
petite république prend un tour de plus en plus corrompu et le
micro-état de Nauru (tout en entreprenant des procédures pour se faire
dédommager pour la destruction environnementale) se tourne vers des
ressources moins honorables: paradis fiscal, blanchiment d'argent,
vente de papiers de complaisance et monnayage de votes à l'ONU(****) ou dans la commission baleinière.
Quasiment privés de ressources propres, dans une île maintenant inapte
au tourisme, la petite dizaine de milliers d'habitants n'a plus qu'à se
débrouiller. Ils sont maintenant retombés aux environs du 150e rang
pour le PIB par habitant. Aujourd'hui, l'île offre (contre payement)
ses services pour "héberger" à bonne distance les migrants repoussés
par l'Australie.
Nauru, après avoir été très longtemps un petit écosystème limité mais
capable de faire vivre de façon durable quelques milliers d'habitants
offre ainsi l'image d'une descente aux enfers inexorable, amorcée par
l'arrivée des Occidentaux qui y ont introduit la cupidité et le mépris
des équilibres écologiques. La destruction environnementale manifeste
et l'épuisement prévisible des ressources n'ont pas arrêté les
exploitants, qui avec un grand cynisme se sont obstinés à entraîner la
population vers un bonheur moderne empoisonné autant qu'illusoire.
L'île n'intéresse désormais plus les colonisateurs. C'est en quelque
sorte l'écorce d'un citron qu'on jette après l'avoir pressé.
Image saisissante, en modèle réduit, de l'exploitation cupide d'un
environnement limité par les puissances d'argent et l'arrogance
coloniale, Nauru devrait être le contre-exemple parfait à opposer à
tous ceux qui, par intérêt ou par naïveté, prétendent qu'on peut se
fier aux logiques de marché pour prendre en compte les impératifs
environnementaux.
(*) Naomi Klein, journaliste canadienne
est connue comme auteur de No Logo (sur
les multinationales et la mondialisation), ainsi que de La stratégie du choc (sur
l'extension du néolibéralisme)
(retour)
(**) Tout
peut changer, Capitalisme & changement climatique (éditions
Acte Sud). Elle y décrit sa prise de conscience écologique tardive,
l'opposition frontale entre capitalisme et écologie, et place de grands
espoirs dans le fait que la réaction des populations locales à
l'exploitation massive en Amérique du Nord des gaz et pétroles de
schiste ainsi que des sables bitumineux amorce à ses yeux un tournant
d'opinion dans le monde anglo-saxon. Elle suggère notamment de
développer et d'étendre les campagnes de désinvestissement concernant
les acteurs de l'industrie extractive (retour)
(***) C'est en cette fin de XIXe siècle
que l'Allemagne, unifiée autour de la Prusse, se lance avec un certain
retard dans les aventures coloniales, notamment en Afrique et dans le
Pacifique. (retour)
(****) Nauru figure aux côtés d'Israel
des USA et du Canada parmi les 9 états qui se sont opposés à
l'admission de la Palestine comme état observateur auprès des Nations
Unies.
(retour)
24.
L'électricité française 100% renouvelable ?
mi juin 2015
Poser une telle question peut paraître irréaliste, voire même
polémique, quand on sait qu'aujourd'hui, plus des trois quarts de
l'électricité consommée en France est d'origine nucléaire, et que de
nombreuses voix nous expliquent que la remise en cause de ce choix fait
il y a plus de quarante ans, relève de l'impossible.
Pourtant, début avril dernier,
Médiapart révélait l'existence d'un rapport intitulé "Vers un mix
électrique 100% renouvelable en 2050". Ce rapport d'environ 120 pages,
établi à la demande de l'ADEME (Agence de l'environnement et de la
maîtrise de l'énergie), n'est en rien une élucubration d'utopistes
déconnectés. Payé à son prix sur des crédits d'étude gérés par
l'agence, il est le fruit de plus d'un an de travail d'un bureau
d'experts en optimisation énergétique, d'un groupe d'études lié à
l'école des Mines et d'un conseil en stratégie énergétique (*). Il formule des hypothèses claires et
réalistes, il est argumenté, et il fait le tour des principales
questions soulevées, tant techniques qu'économiques. Certes, c'est un
rapport de technocrates comme on en a l'habitude dans la haute
administration, mais il s'adresse à des décideurs en principe ouverts à
ce langage. Pensé pour nourrir le débat des élus sur la transition
énergétique, sa publication a été bizarrement étouffée, et il n'a été
mis en ligne que par des
circuits parallèles. J'ai eu la curiosité d'aller y voir. Que nous
disent ces experts ?
Il nous disent que concernant la
production électrique (même en tenant
compte d'un développement substantiel des véhicules électriques), une
transition énergétique vers le tout renouvelable est tout à fait
réaliste, qu'elle passe bien sûr par une réduction des gaspillages et
du mauvais emploi de l'électricité, par l'équipement des territoires en
systèmes de production appropriés à leur potentiel (**),
par l'adaptation des réseaux à une production décentralisée, par le
développement des systèmes de stockage de l'énergie à courte et moyenne
durée (***), par des systèmes de régulation
permettant d'ajuster l'une à l'autre production et consommation (****), ce qui ne relève en rien du miracle
technique. Il nous disent aussi que tout cela peut être réalisé avec
des investissements raisonnables, qu'on obtient au final un coût du kWh
certes 20% plus élevé qu'aujourd'hui, mais quasiment égal à celui d'un
nucléaire remis à jour, et que la facture énergétique des ménages
resterait tout à fait acceptable, compte tenu de la réduction des
consommations. Dans le rapport, sont données
les puissances à installer et les productions attendues, détaillées par
filières de production et par régions.
De plus, le rapport compare différents scénarios pour tenir compte des
questions d'acceptabilité (*****),
d'améliorations techniques probables, ou de difficultés à réformer le
réseau; il vérifie l'adéquation entre production et consommation heure
par heure sur certaines périodes critiques, et traite le cas
d'événements météorologiques exceptionnellement défavorables. Les
complémentarités et échanges entre régions sont également analysés, de
même que les échanges avec les pays voisins.
Par bien des points, le contenu de ce rapport confirme d'autres études,
dont notamment le scénario NégaWatt (relatif
à toutes les formes
d'énergie et pas seulement à l'électricité), et pour autant que je
puisse en juger avec les modestes compétences que je me suis forgées
dans ce domaine, les ordres de grandeur me paraissent vraisemblables et
l'argumentation sérieuse.
Si la conversion de l'électricité française au nucléaire s'est faite en
quelques décennies, le rapport de l'ADEME montre que d'ici 2050, c'est
à dire dans un délai comparable, notre électricité pourrait ne plus
dépendre ni de la filière nucléaire, sensible aux enjeux
géostratégiques et productrice de déchets ultra-dangereux, ni du
carbone fossile nécessairement importé et perturbateur du climat.
En principe, nos décideurs devraient
donc savoir maintenant comment orienter les efforts: vers la
prolongation pour le moins hasardeuse de la production nucléaire, ou
vers des dispositifs financiers et techniques favorisant les
renouvelables. Le feront-ils ? On voit bien ici que (quoi qu'on dise)
les critères du choix sont politiques bien plus que
technico-économiques. Alors qu'on prépare la COP 21, que la loi sur la
transition énergétique est en cours de discussion au parlement, et que
qu'Areva traverse une crise importante (voir le billet
21), on ne peut
que s'alarmer de l'escamotage (******) du
rapport et du faible écho médiatique donné à ce travail sérieux
qui donne un éclairage différent sur des enjeux actuels et cruciaux.
(*) le bureau d'études
Artelys, le centre
Armines-Persée et le bureau d'études Energies Demain. (retour)
(**) beaucoup d'éolien (d'après mon
calcul un parc de 8 grandes éoliennes tous les 5 à 10 km en moyenne)
sans compter l'éolien en mer, beaucoup de photovoltaïque sur les toits
et au sol (environ 1,6 fois la puissance actuelle en Allemagne). (retour)
(***) Batteries pour le court terme
(domestiques ou pour les voitures), pompage turbinage dans des réserves
d'eau et production de méthane à partir des excédents d'électricité
pour le moyen terme. (retour)
(****) Ce qu'on appelle en jargon les
"smart grids", ou réseaux "intelligents". Par exemple: votre compteur
électrique peut recevoir des ordres pour différer ou déclencher la mise
en service de certains appareils (lavage, chauffe eau ...) pour écrêter
les pointes de consommation ou absorber une saute de production. Il
faut noter aussi que la variabilité des renouvelables peut mieux être
prise en compte grâce à la qualité des prévisions météo. (retour)
(*****) ce critère concerne notamment
l'importance du parc éolien et la répartition du photovoltaïque entre
les toitures et des centrales au sol sur des terrains dédiés. (retour)
(******) La sortie de ce rapport prévue
pour être l'événement important d'un colloque en avril a été différée
par l'autorité de tutelle pour de mystérieuses raisons, et ce sont les
fuites dans Médiapart qui dans un premier temps l'ont rendu public. On
peut trouver à télécharger le document en tapant "ADEME, vers un mix
électrique 100% renouvelable en 2050". Quelques médias ont relayé
l'information: voir par exemple ici.
(retour)
23. Laissez dormir le carbone fossile (leave
it in the ground)
début mai 2015
Les questions d'énergie reviennent
souvent dans les médias, ce qui montre au moins que l'idée d'un
changement fort dans ce domaine fait son chemin. Mais les annonces vont
un peu dans tous les sens. A l'approche de la COP 21 (*) je crois utile de prendre un peu de hauteur,
et de faire le tri dans les commentaires d'actualité à court terme. Car
au delà des fluctuations des marchés, des opportunités industrielles ou
des aléas de la géopolitique, il convient de garder le cap. Il ne faut
pas perdre de vue que le but principal de la transition énergétique,
c'est de sortir le moins lentement possible d'une production mondiale
basée à 80% sur le carbone fossile, avec des émissions de quantités
industrielles de CO2 qui compromettent gravement l'équilibre climatique
de la biosphère.
Les médias, qui sont court-termistes et
qui adhèrent à la lecture économiste du monde, ont l'oeil rivé sur les
marchés où se joue en ce moment une guerre économique intense entre
pétrole conventionnel et pétrole non conventionnel (**).
Il apparaît en effet que dans un monde rétif au changement
technologique, qui refuse la sobriété et retarde le développement des
énergies vertes, la présence de pétrole ou de gaz dans le sous sol d'un
pays représente encore pour lui une rente économique à laquelle il ne
renonce pas facilement. La guerre actuelle sur les prix lancée par
l'Arabie Saoudite pour torpiller l'exploitation d'hydrocarbures non
conventionnels en Amérique du Nord trahit cette volonté de garder la
main sur les marchés pétroliers (***). Cette
guerre des prix des pétroles fait des victimes collatérales, notamment
certains états trop dépendants de leur rente pétrolière, et fragilise
l'investissement dans les énergies renouvelables. Les commentateurs,
qui se polarisent sur cet épisode pensent y voir un début de transition
énergétique, mais ils oublient pourtant le principal, à savoir que
conventionnels ou non, le pétrole ou le gaz ne sont toujours que du
carbone fossile. Ce à quoi on assiste ces
temps-ci n'a rien à voir avec l'avènement d'une civilisation
décarbonée, ce n'est qu'un soubresaut de la fin du pétrole facile. La
mutation énergétique qui doit permettre d'atténuer le changement
climatique n'est en rien une question de pénurie de carbone fossile (****), c'est un problème de surcharge de
l'atmosphère en gaz à effet de serre.
Il est essentiel à ce propos de répéter que si on tient tant soit peu à
la stabilité du climat des prochaines décennies, la majeure partie des
supposées réserves de carbone fossile devraient rester inexploitées
dans le sous-sol.
En effet, à part pour quelques négationnistes, il est désormais
scientifiquement établi que la principale cause du dérèglement
climatique (et aussi de l'impact environnemental excessif des hommes)
tient pour l'essentiel à l'énergie abondante que procurent l'extraction
et la combustion du carbone fossile. Les questions relatives aux
émissions agricoles et à la déforestation (défrichage lié à la misère
des pays du sud ou exploitation industrielle néocoloniale) ne sont
certes pas négligeables mais viennent en second plan. Depuis longtemps,
les climatologues nous mettent en garde contre la tentation de
continuer trop longtemps à profiter de l'énergie facile (de moins en
moins facile) tirée de la combustion du charbon, du pétrole ou du gaz
extraits du sous-sol. Ils nous répètent que si on attend l'épuisement
des réserves pour se reconvertir, il sera trop tard. Même si
l'estimation globale est sommaire, les climatologues sont certains que
l'effet de serre résultant de la combustion presque totale de ces
réserves aurait sur le climat un impact catastrophique. Pour bien faire
les hommes "n'ont encore droit" à brûler que 20% des réserves, et il
leur faut résister à la tentation de toucher aux 80% restants qui
doivent rester dans le sous-sol. C'est pourquoi certaines ONG ont à
juste titre adopté comme mot d'ordre "Leave it in the ground",
c'est-à-dire "Laissez dormir le carbone fossile". Et c'est pourquoi des
campagnes médiatiques sont lancées pour dénoncer l'irresponsabilité des
industries extractives et faire pression sur les investisseurs,
notamment institutionnels, pour qu'ils coupent leurs liens financiers
avec elles. C'est un des points importants du dernier livre de Naomi
Klein, et aussi un des engagements (plus surprenants) du journal Le
Guardian.
En attendant qu'un organisme
international soit à même d'imposer par le haut cet impératif et de le
faire respecter, ces initiatives visent à exercer une pression
vertueuse sur les investisseurs de capitaux en dénonçant publiquement
leur collusion avec les fauteurs de climat. On espère que ces actions
ciblées seront plus efficaces que les logiques "naturelles" de marché,
dont on nous avait vanté la vertu il y a quinze ou vingt ans. Car si la
hausse des cours du pétrole incite à la sobriété et favorise
l'investissement dans l'énergie renouvelable, elle accroît aussi la
valeur boursière des compagnies pétrolières. A l'inverse, une baisse
passagère des cours est prise comme une aubaine pour le consommateur ou
pour l'industrie, retardant la mutation et prolongeant encore plus les
rejets de gaz à effet de serre. Il serait plus vertueux (mais on
l'imagine mal) que le gouvernement profite de la baisse du baril pour
instaurer une taxation qui maintienne le prix, dont le niveau élevé est
un signal pour la reconversion et constitue en même temps des réserves
pour le financement des aides (*****).
Au lieu de cela, dès le premier mouvement de grogne, on a renoncé à
l'écotaxe en perdant sur tous les tableaux: un manque à gagner notable
pour les budgets publics, un dédommagement accordé aux prestataires
dont le contrat était devenu sans objet, et une dépense supplémentaire
pour le démantèlement des équipements installés. Et aucune avancée pour
réduire les nuisances du transport routier.
Ces atermoiements,
comme les déclarations contradictoires sur
l'exploitation des gaz de schiste, montrent qu'en matière de transition
énergétique nos dirigeants ont manifestement perdu le cap.
(*) Conférence sur le climat qui se
tiendra cet automne à Paris. COP 21signifie Conférence des parties
n°21, c'est l'organe suprême réunissant les états signataires de la
Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique, entrée
en vigueur en 1994, à la suite au Sommet de la Terre de Rio en 1992. (retour)
(**) Le pétrole conventionnel, c'est
celui qui sort facilement de forages pas trop compliqués. Le pétrole
non conventionnel est obtenu à partir de forages en mer profonde, ou
par des procédés d'extraction plus dépensiers (hydrocarbures de
schiste, sables bitumineux) Des détails sur
le site de JM. Jancovici . (retour)
(***) Sur ces questions, on peut lire
avec profit "Oil Man", le blog de
Matthieu Auzanneau (retour)
(****) En dehors du gaz et des pétroles
plus ou moins fluides, il reste de vastes réserves de charbon, et des
procédés pour fabriquer des carburants à partir de ce charbon. (retour)
(*****) C'est justement ce qu'on fait
depuis longtemps avec le tabac: on dissuade les consommateurs en
entretenant la hausse du prix des cigarettes, non sans en expliquer le
pourquoi à l'opinion. L'argent peut être dépensé dans le domaine de la
santé (prévention ou soins) et peu à peu, on obtient des résultats. (retour)
22. L'impôt
publicitaire
début avril 2015
Le débat politico-économique en France
revient souvent sur la question des impôts et plus généralement des
prélèvements obligatoires (*), souvent
dénoncés comme trop élevés. Malgré de grandes différences en matière de
fiscalité et de systèmes
sociaux, on ne manque pas de faire des comparaisons internationales,
dont on tire des "leçons" bien souvent un peu biaisées. Les libéraux
partisans d'un état minimal fustigent le taux "exorbitant" des
prélèvements obligatoires, mais les analystes du bonheur des peuples
font aussi remarquer qu'un taux élevé comme dans le modèle scandinave,
peut être un facteur positif, car il donne à l'état démocratique le
moyen d'offrir de meilleurs services publics et plus de redistributions
sociales.(**) Les politiques ou les
partenaires
sociaux qui ont en charge de les gérer et de tenir les équilibres
budgétaires sont écartelés entre l'envie d'améliorer leur marge
d'action en prélevant plus, l'impératif de se montrer sobres vis à vis
des contribuables électeurs et surtout le désir d'être attractifs pour
les investisseurs friands de fiscalité allégée.
Dans ces débats, on ne parle en général que de la part "publique" des
prélèvements, et on passe sous silence d'autres prélèvements, pourtant
non négligeables et tout aussi obligatoires, mais qui ne sont pas du
ressort de la gestion publique et démocratique. Le premier d'entre eux
(que je ne ferai ici que mentionner) est le prélèvement opéré pour
rémunérer les actionnaires apporteurs de capitaux (***). Le second sur lequel je veux m'attarder,
est ce qu'on devrait oser appeler l'impôt publicitaire.
Cet "impôt publicitaire" correspond à tout ce qui est détourné du
circuit productif proprement dit pour alimenter les budgets de
communication, et qui permet d'entretenir une vaste activité de
propagande au service des firmes commerciales et industrielles, dans le
but dit-on de stimuler l'activité économique. Cette part de la valeur
consacrée à la publicité que le vendeur inclut dans le prix de la
marchandise est au fond comparable à un impôt indirect comme la TVA par
lequel l'état se rémunère pour ses services publics. Par contre
contrairement à l'impôt, cet argent n'est pas destiné au bien public,
tel que l'entend le système démocratique, mais bien à servir des
intérêts privés.
Cela relèverait de l'ordre normal des choses si les montants en jeu
restaient modérés, mais les enjeux de communication, exacerbés par la
compétition économique, ont fait que ce prélèvement a pris de
l'ampleur. Il a fini par constituer une manne financière dont l'usage
influence fortement non seulement les orientations des consommateurs,
mais aussi le paysage sonore et visuel qui nous environne, car cet
impôt nous retombe en pluie sous forme d'affiches, d'images, de spots
ou de logos disséminés partout dans notre quotidien.
Aux yeux de ses partisans, la publicité sert à doper l'économie
(personne n'ose plus dire sérieusement qu'elle informe) et elle est
donc considérée comme génératrice d'emplois: emplois directs de
concepteurs, graphistes, réalisateurs, communicants, démarcheurs, mais
aussi et surtout emplois indirects attribuables au surcroît de
"prospérité économique". Je ne ferai que mentionner la question de
savoir s'il est sain qu'une économie ait recours au dopage, et à
quelles doses devrait être dopée, car je crois plus importante encore
la question de l'influence qu'elle exerce sur nos sociétés.
Car la publicité est aussi une énorme entreprise d'influence qui agit
par de multiples canaux. Dans les domaines où on accepte de s'en faire
le véhicule, la publicité
offre un revenu qui permet de baisser les prix, bien souvent jusqu'à la
gratuité, en échange d'une intrusion plus ou moins voyante et plus ou
moins consentie dans nos consciences de consommateurs.
La publicité finance une part
importante des médias, le mécénat contribue fortement à la vie
culturelle, et le sponsoring est déterminant dans le domaine du sport.
Les intérêts commerciaux contribuent notablement aux activités des
corps professionnels et parfois plus discrètement à des activités
d'enseignement, et le lobbying rôde en permanence autour des acteurs
politiques. Une part importante de l'Internet est subtilement financée
par la vente aux annonceurs des bonnes places (****)
et du profilage des cibles. La gratuité d'applications comme Google ou
Facebook tient au fait que nous acceptons (souvent par manque de
vigilance) d'être tracés dans nos habitudes de vie et d'être
éventuellement dénoncés aux annonceurs qui achètent des fichiers de
clients potentiels.
Et bien sûr, la publicité s'introduit en permanence et de façon répétée
dans les perceptions de chacun, dans son imaginaire, y installant un
monde de bonheurs aussi factices que stéréotypés, où telles de bonnes
fées, veillent des marques qui ne demandent qu'à satisfaire nos rêves.
Sauf quelques rares exceptions, le but n'est pas de promouvoir le bien
public ou d'informer de façon neutre, mais bien d'inciter les décideurs
ou les consommateurs à consommer certains produits, et donc d'orienter
des choix individuels ou collectifs dans un sens favorable aux intérêts
des commanditaires privés. Pour cela, toutes les tactiques de séduction
sont bonnes, et il faut des interventions publiques pour éviter que ne
soient ciblés des publics trop vulnérables, comme les enfants ou des
adultes en situation de faiblesse.
On a pu à juste titre reprocher aux régimes totalitaires l'usage
démesuré de la propagande pour laver les cerveaux et entretenir le
culte du parti unique ou du grand dirigeant et on n'a pas manqué de
dénigrer cette imagerie et ces slogans politiques qui s'affichent dans
les villes des pays qui leur sont soumis. Mais que dire de
l'omniprésence dans nos lieux publics, sur les pages de nos journaux ou
dans l'audiovisuel de la propagande commerciale?
A qui payons nous l'impôt publicitaire ?
Les plus gros annonceurs, dont on peut penser qu'ils sont les plus
influents appartiennent à la grande distribution, au secteur
alimentaire, à l'industrie automobile et au secteur beauté-hygiène (*****). Viennent ensuite les banques et
assurances, puis les opérateurs de télécommunications. On peut être sûr
que toutes ces firmes qui rivalisent pour attirer notre attention
veillent à promouvoir des modes de vie et des valeurs propices à leurs
intérêts. C'est ainsi que nous serons tous plus ou moins conditionnés
au conformisme consommatoire: nous apprendrons qu'on peut tout résoudre
par des achats en tous genres, nous serons tenus au courant des modes,
et bien souvent nous les suivrons, nous nous efforçerons d'entretenir
une jeunesse sans fin et nous ferons les mêmes rêves de vacances que
tous ceux que nous retrouverons en foule dans les aéroports et sur les
sites paradisiaques des tropiques.
Tout aussi problématique est l'influence des annonceurs sur les choix
éditoriaux des médias, du fait de leur dépendance vis-à-vis de la
manne publicitaire, car comme chacun sait depuis que Patrick Lelay l'a
ouvertement et cyniquement avoué, le rôle des grands médias de masse
est de fournir aux annonceurs du temps de cerveau disponible. Dans leur
compétition pour l'audience ou le lectorat, les médias se soucient
avant tout de ne pas rebuter le public par trop de pédagogie et des
discours trop longs, ils préférent les logiques de divertissement au
passage des connaissances , ils tiennent l'audience captive par de faux
suspense ou lui offrent en toute occasion du spectaculaire. Pour cela
rien de tel que le sport, et on a vu ces dernières décennies
l'incroyable escalade des droits de retransmission, et l'énormité des
flots d'argent venus corrompre ce sport qui aurait dû n'être au départ
que du jeu bienfaisant et distrayant.
En France, les dépenses publicitaires
correspondent à 1,5 à 2 points de PIB, ce qui peu paraître minime (******). Cela représente quand même environ 30
milliards d'euros par an, soit 10% des recettes de l'état, ou un quart
de ce que prélève la TVA, plus que les trois quarts de l'impôt sur le
revenu et près de 90 fois ce que va rapporter la contribution énergie
climat. Dit autrement, ce budget d'endoctrinement collectif est de
l'ordre de la moitié du budget de l'éducation nationale ou de deux fois
le déficit annuel de la sécurité sociale (*******).
En ces temps de "ras-le-bol fiscal", plutôt que de faire une panacée du
recours à l'argent de la pub, peut-être serait-il bon de freiner
l'escalade dans laquelle est engagée la machine commerciale. On
pourrait ainsi ramener les budgets de communication à des montants plus
raisonnables. On ne pourrait qu'y gagner sur le plan de la
civilisation, et on pourrait essayer de réintégrer dans la sphère
démocratique l'affectation et la gestion des montants ainsi dégagés. A
quand une cour des comptes pour les prélèvements obligatoires privés ?
(*) Dans les prélèvements obligatoires,
on compte les impôts et taxes (directs ou indirects) et les cotisations
sociales. Destinés à assurer le fonctionnement des collectivités de
l'état, des institutions publiques et des services sociaux, ces
prélèvements représentent en France environ 45% du PIB (contre 38,5% de
moyenne dans l'Union Européenne). Plus de précisions sur Wikipédia
par exemple (retour)
(**) Outre la question du montant global
et de ses composantes, on commente la visibilité ou l'invisibilité des
prélèvements, leurs effets en matière de justice sociale, et le plus ou
moins bon usage qui en est fait. (retour)
(***)Les médias se font souvent l'écho de
l'évolution du partage des bénéfices entre actionnaires et salariés,
qui en tendance générale tourne de plus en plus à l'avantage des
détenteurs de capitaux. (retour)
(****) Ce principe est comparable aux
revenus que les gestionnaires d'espaces publics (municipalités, gares,
...) tirent de leurs contrats avec les afficheurs. (retour)
(*****) La part du budget publicitaire
dans le prix d'un parfum est très importante (environ 25%). Il est
assez paradoxal de se dire que ce qu'on paie en achetant un parfum, ce
n'est pas tant le produit que le chic du flacon, le prestige de la
marque et les publicités qui nous auront persuadés que que ce parfum
incomparable met mieux en valeur celui ou celle qui le porte. (retour)
(******) dans ce cas, on devrait aussi
considérer comme minimes bien d'autres dépenses publiques vertueuses
comme certaines aides sociales, la promotion de la prévention
médicale, les incitations en faveur de l'environnement, le
soutien à la création culturelle, etc... (retour)
(*******) et si on veut un dernier
exemple d'actualité, un seul petit centième de ces 30 milliards d'euros
pourrait à lui seul résoudre les problèmes financiers de Radio France
qui se chiffrent en centaines de millions d'euros (budget annuel ou
coût de la rénovation de la Maison de la Radio). (retour)
21. On aurait dû le savoir depuis longtemps
début mars 2015
Il m'est venu quelques réflexions à propos des difficultés financières
d'Areva, le fleuron du nucléaire français, dont on vient d'entendre
parler :
Je dirai d'abord mon étonnement de voir que tant de commentateurs se
disent surpris
de cette révélation. Certes, dans le discours dominant, Areva était une
des gloires industrielles françaises, mais pour qui est familier (comme
c'est mon cas) de l'opinion des écologistes, c'est depuis très
longtemps qu'il se dit que les aspects "avantageux" du nucléaire
reposent sur des faux semblants. Ils ont notamment toujours dénoncé une
prise en compte insuffisante des niveaux de risque inhérents aux
grandes puissances énergétiques et des problèmes spécifiques attachés
aux cycles des matières fortement radioactives (extraction et
raffinement, utilisation en grandes quantités, déchets). La nouvelle ne
devrait donc pas surprendre, puisqu'elle n'est que la mise au jour
d'une vérité connue, mais délibérément méprisée.
Les promoteurs du nucléaire industriel ont voulu ignorer (ou fortement
minimiser) ces difficultés, mais les accidents successifs de Tchernobyl
puis de Fukushima révèlent l'ampleur des problèmes de façon
terriblement concrète. C'est principalement de cela que viennent les
déboires financiers d'Areva (retards et dépassements sur les chantiers
en cours des EPR en Finlande et en France) et son carnet de commandes
presque vide. La conversion au (presque) tout nucléaire du secteur
électrique français n'a été possible que par cette ignorance délibérée,
et celle ci doit beaucoup à un certain état d'esprit des hautes sphères
françaises de décision.
En France, la haute administration, et
avec elle une grande partie du monde politique forge son jugement sous
le conseil des grands corps de l'état, au premier rang desquels celui
des Ingénieurs des Mines (*), qui est en
charge des questions d'énergie. Formé à la science prestigieuse des
physiciens du début du XXeme siècle, encouragé par une administration
publique centralisée qui est le bras actif de l'état national, le Corps
des Mines a engagé d'autant plus facilement la France dans la voie du
nucléaire industriel que cela allait de pair avec la volonté du général
de Gaulle de disposer de l'arme nucléaire. La crise du pétrole de 1974
a ensuite opportunément conforté cette orientation (**).
Opposés au choix du nucléaire, les écologistes dénonçaient sur tous les
tons des dangers parfois fantasmés, mais le plus souvent bien réels, et
ils pointaient surtout l'opacité et l'absence de démocratie dans les
décisions comme dans la gestion. On n'a pas voulu les entendre, et on
les a gratifiés d'une image d'idéalistes infantiles opposés à tout
progrès ou même pire d'anarchistes irrationnels et dangereux.
Aujourd'hui, l'écologie gagne du
terrain dans les discours sincères ou hypocrites de la sphère
économique et des cercles de pouvoir, mais il n'y a toujours pas grand
monde dans les grands médias pour reconnaître à quel point les analyses
des écologistes étaient prémonitoires, avec plusieurs décennies
d'avance dans le domaine du nucléaire comme dans d'autres (***) . Forcés par les constats de plus en plus
alarmants, nos dirigeants entrent dans l'écologie à reculons, et face
aux bonnets rouges capitulent honteusement sur la fiscalité écologique.
Ils distordent le contenu des projets de lois, prêtant une oreille trop
complaisante à des lobbys puissants qui, pour préserver le pré carré
des industriels du fossile ou du nucléaire, s'opposent à la
reconversion et veulent freiner le développement des énergies
renouvelables. Chez ces dirigeants, la croyance dans le possible ou
l'impossible est sélective: Ils affirment avec conviction que les lois
de l'équilibre
budgétaire nous obligent à faire mieux (ou pas plus mal) avec moins de
financement, et que c'est non seulement nécessaire mais également
possible. Mais ils considèrent aussi qu'il serait impossible de vivre
bien
(et peut-être même mieux) avec une moindre dépense énergétique, et tout
aussi impossible d'investir pour l'avenir en reconvertissant notre
appareil productif aux énergies propres. De toutes façons, cette
nécessité n'est à leurs yeux que facultative, et pourra dans le doute
être repassée sans vergogne aux générations suivantes.
Bien qu'on se scandalise couramment du contraste entre la finance virtuelle et l'économie réelle, pour la plupart des
dirigeants, les milliers de milliards d'euros ou de dollars qui sous
l'impulsion des traders et des algorithmes des banques voltigent chaque
jour dans le ciel de la planète financière sont devenus plus réels que
la pollution industrielle ou les gaz d'échappement des moteurs. Plus
réels que le dégel de la banquise, et que les conséquences pour les
terriens de l'urbanisation galopante et du changement climatique. C'est
en vertu de cet étrange aveuglement qu'ils procrastinent sur la
reconversion énergétique et qu'ils en augmentent ainsi la difficulté.
Le scandale d'Areva n'est pas seulement
celui des pertes qu'il va falloir éponger (****),
et des difficultés sociales de l'inéluctable reconversion industrielle,
c'est aussi celui d'avoir pendant plusieurs décennies imposé au pays un
mirage qui est cause d'un retard énorme dans notre reconversion
énergétique. Cela risque aussi d'être celui des dégâts provoqués par
une obstination bornée si par malheur un accident important venait à
sanctionner le prolongement abusif des centrales vieillissantes.
(*) Les X-Mines, comme on dit souvent.
Lorsque j'étais à l'Ecole Polytechnique, il était inconcevable que le
major à la sortie de l'école ne choisisse pas ce corps. Au besoin, une
fois connus les choix des premiers de la promotion, on arrangeait les
notes (du moins c'est le bruit insistant qui courait) pour qu'il en
soit ainsi. Sortir de l'X dans le Corps des Mines était ce qu'il y
avait de plus prestigieux, puisqu'il fallait pour cela être
nécessairement dans le top vingt (sur un effectif de 300). N'ayant ni
les capacités, ni la mentalité pour ce genre de choses, je n'étais pas
intéressé et n'ai compris que beaucoup plus tard à quel point
l'élitisme français, fasciné par ce type de parcours, offre à ses
meilleurs crânes d'oeuf un prestige et un pouvoir pas nécessairement
bien placés. (retour)
(**) Le nucléaire militaire a besoin de
plutonium, absent dans la nature, mais présent dans les déchets des
réacteurs. Et au sujet de la crise du pétrole, il faut redire que la
question la plus criante, celle du carburant nécessaire aux transports
routiers, n'est de toutes façons en rien résolue par le choix d'une
électricité à 75% nucléaire. (retour)
(***) Impasses de la société de
consommation, pollutions industrielles et crise climatique,
biodiversité en danger, méfaits du militarisme, injustices d'une
mondialisation promue par un capitalisme rapace et cynique.(retour)
(****) On ne s'attardera pas sur les
mauvais choix de l'ancienne patronne pour l'acquisition d'une compagnie
minière d'uranium ou pour une entrée trop tardive (et probablement de
pure façade) dans l'éolien. Il est maintenant question d'appeler notre
électricien national à la rescousse. Si ce sauvetage se répercute sur
le prix de l'électricité proposé par EDF, continuera-t-on encore
longtemps à soutenir que le renouvelable, notamment l'éolien, n'a pas
de viabilité économique ?(retour)
20. Oncle Picsou
écologiste
mi-février 2015
Une enquête intitulée "Nature, le nouvel eldorado de la finance"
a été diffusée il y a peu sur Arte (*). On y
explique que des opérateurs financiers ont entrepris de "donner un
prix" aux problèmes environnementaux (dont notamment la perte de
biodiversité) par l'intermédiaire de fonds de compensation accessibles
sur les marchés boursiers. Le principe revendiqué est comparable à
celui du marché des crédits carbone (**) mis
en place suite sommet de Kyoto censé permettre à un acteur trop
fortement émetteur de gaz à effet de serre de "compenser" son action
néfaste sur le climat par un investissement (plus ou moins
indirect) dans une activité combattant les émissions (reconversion
énergétique, soutien aux puits de carbone)
De façon similaire, une entreprise dont l'activité détruirait des
espèces protégées peut par ailleurs souscrire à des actions d'un fonds
de soutien de cette espèce, et contribuer ainsi à son maintien par
l'entretien de réserves territoriales favorables à sa survie. L'idée
directrice est de collecter des fonds consacrés à des causes
environnementalement "vertueuses".
Mais les choses se compliquent du fait que comme la plupart des titres
financiers, ces actions peuvent être achetées et revendues sur des
marchés financiers, que les cours sont fluctuants, et qu'elles peuvent
faire l'objet de spéculation et même être recomposées en produits
dérivés.
En réalité, on a moins affaire à un
soutien aux actions en faveur de l'environnement qu'à l'ouverture de
nouvelles opportunités financières, cette fois ci aimablement colorées
de vert, permettant à qui veut de s'acheter à relativement bon compte
une vertu environnementale sous-traitée. C'est un véritable marché de
l'écoblanchiment qui se met en place (***).
Officiellement, ces marchés de
compensations correspondent à une volonté de "réorienter la finance en
faveur de l'environnement". Car au dire de certains économistes, la
mauvaise prise en compte des questions écologiques dans l'économie
capitaliste tiendrait à "l'invisibilité économique de la Nature". On ne
peut qu'être surpris que ces économistes, qui savent que l'agriculture,
la pêche, l'exploitation forestière ou minière, etc...font partie de
l'économie considèrent que la Nature leur est invisible. Ce n'est
pas la Nature qui est invisible, c'est la pensée économique qui rend
aveugle. Il est vrai que cette pensée est aveugle pour bien d'autres
choses qui n'ont comme seul défaut que de passer mal sous la toise de
la valeur monétaire. (****)
Quoiqu'il en soit, certains comme le financier indien Pavan Sukhdev
(dont la conversion date de 2005-2010) se sont attaqués à cette
épineuse question du prix de la Nature, et ont décidé de traduire les
questions écologiques dans la langue de la finance. Par exemple ils
pensent avoir évalué ce que rapportent les abeilles en tant que
pollinisateurs, ou les services rendus pour l'absorption du gaz
carbonique par une forêt, ou ce qu'il en coûterait de remplacer une
espèce disparue, etc.... Quels que soient les trésors d'intelligence
déployés pour donner un prix aux éléments naturels ou aux écosystèmes,
on n'aboutira bien évidemment qu'à des résultats aussi primaires que
dénués de sens, comme on l'observe dans d'autres domaines, tels que le
prix d'une vie humaine, d'une oeuvre d'art, d'un beau paysage, d'une
bonne éducation, d'une société de concorde.
C'est une tendance assez récurrente de la pensée économique de chercher
des solutions à toutes sorte de questions en les exprimant en termes de
valeur monétaire ou en "perfectionnant" les tuyauteries de
l'argent. Il faut surtout éviter les règles et des lois car l'économie
rêve de circuits autorégulateurs capables de distribuer par leur seule
harmonie intrinsèque la valeur (et donc le bonheur) de façon optimale
et vertueuse. Pour l'orthodoxie néolibérale, la régulation ne doit pas
résulter d'interventions, elle doit advenir par l'équilibre "naturel"
des circuits, même si ceux-ci doivent aussi être hyperfluides, sans
obstacles, et bien sûr sans ponctions de la puissance publique.
Ce mythe d'une économie capable d'autorégulation est activement
entretenu par ceux qui veulent tirer un profit maximum de toute cette
activité financière. Au fond, peu leur importe que l'argent qui circule
soit destructeur ou vertueux en termes humains ou environnementaux,
sauf peut-être si cela se voit trop et que l'opinion se scandalise.
C'est alors qu'on sort du chapeau ces correctifs censés remettre le
système sur les rails de la vertu. L'essentiel est que l'argent tourne
sans frein et rapporte au passage, et il faut donc à tout prix éviter
une intervention des états ou des autorités (même démocratiques) pour
réguler vraiment l'activité économique au nom de la défense du bien
commun (environnement ou paix sociale). Pour ceux-là qui postulent que
l'état est le pire des gestionnaires, toute régulation "extérieure"
(taxation de la pollution, protection juridique, interdictions) serait
par principe mauvaise. Seuls sont acceptables des dispositifs faisant
appel à la magie des marchés qui produit paraît-il de la vertu
universelle à partir des intérêts privés.
A qui payer l'entretien et la
sauvegarde du bien commun? A l'opportuniste financier qui ouvre
boutique sur le marché de l'écoblanchiment(*****)
qui collecte et gère les fonds au mieux comme le font les
assurances, ou à une puissance publique investie d'un pouvoir légal et
on l'espère légitime? Acheter sa vertu sur des marchés de compensation,
est plus facile, moins coûteux et de meilleur affichage que respecter
des lois environnementales ou payer des taxes à la pollution. Les
marchés ne sont pas plus intelligents ni plus vertueux que les
institutions démocratiques, ils ne font que vendre des indulgences (******).

L'intention même pas cachée est d'instituer une nouvelle source de
profits pour ceux qui sauraient se placer aux bons endroits du circuit.
C'est ce qu'on a fait en d'autre temps avec les assurances, l'épargne
des ménages modestes, les services hospitaliers, le ramassage des
ordures, les pompes funèbres, et d'autres choses encore. On sait
malheureusement que les marchés libres n'ont rien à envier aux états en
matière de gestion avisée: on les a vus à de multiples reprises
pervertir gravement le service attendu par la société, capter des gains
abusifs, induire des orientations injustes ou dangereuses, et risquer
le bien public dans des spéculations hasardeuses.
Dans le film d'Arte, Pascal Canfin,
écologiste et ancien ministre,
cite Oscar Wilde:
"Un cynique, c'est quelqu'un
qui connaît le prix de tout et la valeur de rien." (*******)
On est ici face à un exemple caractérisé.
Il est vrai qu'Oscar Wilde ajoute une réponse à cette redoutable
définition:
"Et un sentimental, c'est
quelqu'un qui voit une valeur absurde dans tout et ne connaît aucun
prix de marché."
Si on ne veut pas être un écologiste cynique, faut-il donc être un
écologiste sentimental?
(*) Nature, le nouvel eldorado de la
finance
http://www.arte.tv/guide/fr/050583-000/nature-le-nouvel-eldorado-de-la-finance
(retour)
(**) Ce système en place depuis 1997 n'a
pas bien fonctionné, notamment parce que de la baisse des
crédits-carbone sur les marchés a réduit la motivation des acteurs
concernés pour baisser leurs émissions. La mutation technique
demanderait une politique de soutien constante alors que les marchés
font fluctuer le prix de la vertu. (retour)
(***) l'écoblanchiment
est le mot français pour l'anglais greenwashing.
La forme qu'il prend ici est celle d'un marché des droits à polluer ou
à détruire. Le marché des crédits-carbone s'appelle d'ailleurs "Marché des permis d'émission".
(retour)
(****) Cet aveuglement n'empêche
apparemment pas la pensée économique de revendiquer le pouvoir, ni le
système financier de tirer de multiples profits de cette
soumission. (retour)
(*****) http://www.speciesbanking.com/
(retour)
(******) Rappelons que le capitalisme est
imprégné de l'éthique protestante (du moins selon Max Weber), et que la
Réforme est précisément née du refus du commerce des indulgences.
(retour)
(*******) L'éventail
de Lady Windermere, pièce de théatre d'Oscar Wilde (1892).
Cette réplique se trouve à l'acte III dans une conversation ordinaire
entre gentlemen. "What is a cynic? A
man who knows the price of everything and the value of nothing."
On trouve ensuite cette réponse: "And
a sentimentalist, my dear Darlington, is a man who sees an absurd value
in everything, and doesn't know the market price of any single thing."
(retour)
19. Parlons
un peu de religion(s)
mi-janvier 2015
Folle
et éprouvante semaine en ce début janvier.
Tout juste sorti de la lecture d'un petit pamphlet athée (édité vers
1750) intitulé "Traité des trois
imposteurs" (*), j'entends les médias
saluer la sortie de "Soumission",
le dernier Houellebecq, que seuls les initiés avaient lu, un livre qui
selon son auteur traite de la tentation pour notre société
individualiste (celle des "Particules
élémentaires") de retrouver une cohésion par un retour au
religieux. Houellebecq n'est pas seul sur ce thème, et il cite
Emmanuel Carrère, dont le livre "le
Royaume", salué par une critique unanime, entremêle habilement
les bouffées de foi religieuse de l'auteur avec l'histoire des premiers
chrétiens et de la rédaction des Evangiles. Les chiffres de vente de
ces livres laissent penser que ces auteurs sont dans l'air du temps
en faisant le lien entre l'éclatement individualiste contemporain et la
perte d'influence des religions.
Et puis soudain, la consternation. Des
tueurs fanatiques mitraillent la bande d'athées rigolards et pacifistes
de Charlie Hebdo, exécutant une fatwa sanglante lancée sur eux par des
religieux aussi lointains qu'irrascibles. Bien que longuement
prémédité, ce massacre ne dépasse même pas le niveau de la vengeance la
plus primaire et reste un sommet de connerie (**)....
et bien sûr une terrible perte pour l'esprit en dessins. En parallèle,
un autre allumé fait montre du plus primaire des antisémitismes en
tuant quatre personnes lors de sa prise d'otages dans un magasin
casher.
L'émotion est extrême et les débats sur
les sectarismes religieux s'emballent (***).
Animés sans doute des meilleures intentions du monde, responsables
politiques, représentants communautaires et médias nous expliquent à
longueur d'antenne que cette horreur n'aurait rien à voir avec la vraie
religion, qui on le sait n'est qu'amour et respect, et que les folies
du dévoiement fondamentaliste ne doivent surtout pas conduire à
condamner la religion en général. Pour ajouter à cela, une mayonnaise
émotive s'agglomère autour d'un "je suis Charlie" certes
consensuel mais on ne peut plus incantatoire. Ce slogan (car c'en est
un) fleure bon par son simplisme ambigu la culture de communicant,
venant au secours des valeurs "républicaines et citoyennes", non sans
quelques arrières pensées de récupération politicienne. Plus déroutant
encore, voilà que s'annonce un véritable fétichisme et même des
appétits spéculateurs autour du Charlie Hebdo de la résurrection...
Ces bons sentiments préfabriqués qui
polluent la sincérité de l'émotion, cette brochette de chefs d'états
qui posent sur la photo symbole, ces formules toutes faites (pour ne
pas dire cette langue de bois) qui encensent les mécréants libertaires
assassinés (****), me font aspirer à plus de
laïcité et même d'athéisme.
Mais en même temps, par une étrange coïncidence, l'athée de toujours
que je suis est un choriste qui révise activement (et avec grand
plaisir) deux sommets de musique religieuse, en l'occurrence des
extraits d'une Passion de Bach et le Requiem de Mozart ! Ne serais-je
pas pris ici en flagrant délit d'incohérence?
Quelle
place un athée peut-il donner aux religions ?
Pour moi, comme probablement pour beaucoup de mes contemporains, les
religions (entendre ici plutôt les "grands" monothéismes auxquels
j'oserai adjoindre les diverses obédiences du communisme) ne sont plus
aujourd'hui (au mieux) que des traditions culturelles, ou si on préfère
un emballage culturel pour certaines pratiques et valeurs,
individuelles ou collectives (*****). Plus
vivantes que la mythologie grecque, plus répandues que les polythéismes
des peuples "premiers", elles n'en appartiennent pas moins au passé.
Tenues au respect de textes anciens autant que sacrés qu'elles sont
réduites à réinterpréter, elles ne produisent plus aucune explication
du monde ni aucune vérité qui leur soit exclusive. Il y a de bien
meilleures façons d'accéder à la connaissance, telles que
l'expérimentation scientifique, l'empirisme observateur ou l'enquête
historique documentée, bref une pensée rationnelle et bien informée.
L'humanisme dont les religions sont porteuses n'est exclusif à aucune
d'entre elles et leur message authentiquement moral est en grande
partie formulé tout aussi bien par des philosophes ou des athées. A
l'inverse, elles entretiennent des particularismes, pour une bonne part
archaïques, qui sont souvent sources de conflits dans la société, ce
qui fait que la cohésion sociale dont on les crédite tient souvent plus
du repli communautariste que de l'universalisme. L'extension de la
laïcité (c'est à dire de la neutralité des institutions publiques) est
nécessaire à la paix sociale, mais ne se fait pas sans conflit, même si
elle accompagne inexorablement les progrès de la connaissance et
l'évolution des idées politiques.
Si autrefois les religions ont pu être tenues pour des sources de
savoir, de morale et de paix sociale, elles ne l'ont été que très
imparfaitement, et si aujourd'hui elles méritent encore d'être
respectées, c'est surtout parce qu'elles imprègnent une part importante
de nos cultures. Je pense que les religions sont à respecter au titre
du patrimoine culturel, mais à mes yeux elles ne sont plus sacrées, en
tout cas pas plus sacrées que d'autres traditions ou oeuvres
culturelles, à l'image des notes d'une partition de musique que
l'interprète se doit de respecter.
Ceux qui se disent croyants et vont chaque semaine, à l'église, au
temple, à la synagogue ou à la mosquée, perpétuent un héritage
culturel. Ils jouent un rôle similaire aux musiciens d'orchestre qui de
toute leur âme continuent à faire vivre Bach, Mozart ou Schubert. Par
leurs pratiques et leurs rituels, ils font vivre leur
religion, tout en construisant leur paix intérieure, et souvent même
une part de leur bonheur. Mais de même qu'en dehors de la salle de
concert, un musicien n'impose pas sa musique à la société tout entière,
aucune religion ne peut prétendre exister dans la société d'aujourd'hui
sans respecter ceux qui ont une autre vérité. On peut sans autre risque
que le discrédit culturel proclamer son incompréhension ou son aversion
pour telle ou telle musique, quitte à fâcher (mais sans conséquences
majeures) ceux qui en sont adeptes. Pourquoi ne pourrait-on dénoncer en
toute liberté les aberrations de certains dogmes religieux ou
l'anachronisme de certaines pratiques ou rituels ? Y compris sur le
mode humoristique, même irrévérencieux voire lourd. En cas d'abus
manifeste de ce droit à la critique, il y a des lois et des tribunaux
pour débattre de façon civilisée du respect dû aux personnes sincères
et à la diversité des traditions culturelles.
En tant que culture collective, les religions ont produit beaucoup de
belles oeuvres populaires ou savantes dans la musique, l'architecture,
la peinture, ou la littérature. Elles ont été aussi à l'origine de
bienfaits politiques ou sociaux. Mais justement, en tenant un rôle
important dans l'histoire politique comme facteur déterminant du
pouvoir, elles ont aussi produit beaucoup d'intolérance, d'oppression
politique, et justifié de très nombreux et copieux bains de sang. Elles
continuent encore de les alimenter, notamment (pour ne donner qu'un
seul exemple) au Moyen Orient et dans les métastases que ce conflit
engendre. Cette lourde responsabilité nous donne un droit d'inventaire,
et autorise la critique, la méfiance et le scepticisme. La plupart de
ceux qui croient le font parce qu'ils ont été ainsi éduqués dans leur
enfance, et qu'il leur est plus facile de s'accommoder de cet
anachronisme que de renier une tradition familiale pour laquelle ils
ont un attachement.
Admettre les religions, mais
refuser l'intolérance.
Le plus grand nombre des pratiquants s'arrange comme il le peut des
dissonances qui en résultent entre le monde contemporain et le
passéisme du dogme. C'est la bêtise crasse (ou si on préfère
l'obstination au delà de toute raison) des minoritaires
fondamentalistes de tout poil que de persister à croire que toute
vérité puisse émaner de la lecture littérale de grimoires composites,
aux origines incertaines et antiques, souvent imparfaitement traduits
et sujets à des exégèses contradictoires. Vingt personnes sont mortes
parce que des malheureux au parcours éducatif et social chaotique ont
cru trouver une rédemption criminelle et suicidaire en appliquant ce
genre d'idées simplistes.
L'ancienneté des traditions religieuses mérite certes un grand respect
sur le plan culturel, mais cela ne va pas jusqu'à leur redonner le
pouvoir politique qu'elles avaient en des temps heureusement révolus et
dont elles ont fait si mauvais usage.
Les
véritables religions actuelles ne sont pas celles qu'on croit.
En effet, ces religions anciennes déclinantes dont les soubresauts
agitent et empoisonnent le monde ont été subrepticement remplacées par
d'autres. Bien au fait des moteurs de la société, la modernité
marchande a su imprégner nos sociétés par d'autres cultes, mieux
adaptés à ses fins. Plus de Paradis dans l'Au-delà, mais des idéaux
bien terrestres, catéchisés par les bons apôtres de la nébuleuse
médiatique: Sport, Jeunesse, Richesse, Célébrité, Magie technique,
Puissance scientifique, Consommation, Marché et Concurrence, Croissance
économique (******) ne sont-elles pas les
véritables religions d'aujourd'hui ? Elles ne forment à dire vrai
qu'une seule religion syncrétique, bien plus dynamique, planétaire et
oecuménique que les religions historiques officiellement reconnues.
Le choc créé par les événements a aussi redonné vigueur à une autre
religion, l'Unité Nationale, invoquée pour parer à la fissuration
communautariste qui menace le pays. L'appel au consensus dans le pays
est évidemment compréhensible, mais la religion tricolore n'est pas
sans tache, ayant été elle aussi responsable de nombreuses morts, et
surtout elle devient de plus en plus désuète face à l'évolution du
monde contemporain. Le drame du 7 janvier est international pour
de multiples raisons. L'incantation patriotique ne peut être qu'un
palliatif très provisoire.
Et ensuite ?
Pour passer à un tout autre sujet, la grande émotion suscitée par le
massacre a permis à notre président de réunir le temps d'un après-midi
une grande brochette de chefs d'état. On aimerait leur donner
rendez-vous dans quelques mois, en espérant que l'urgence climatique
parvienne à en mobiliser encore plus, et pour des rencontres plus
productives qu'une photo de groupe. Car si quelque chose doit
nous relier au delà de nos divergences d'opinion et de nos différences
culturelles, c'est le fait que nous sommes tous terriens, appelés à
coexister sur cette unique planète que l'expansion des hommes a rendu
étroite et malade. Nous serions bien avisés de nous convertir en masse
à la religion de notre généreuse et fragile biosphère, une religion
qu'Edgar Morin appelle de ses voeux dans Terre Patrie, nécessairement
commune à tous les hommes, et même à l'ensemble de la Vie sur Terre.
(*) texte plus ou moins mythique,
attaquant de front les trois monothéismes, paraît-il écrit vers la fin
du Moyen-Age, mais ressuscité à l'époque des lumières dont
l'authenticité et l'attribution sont au choix mystérieuses ou douteuses.(retour)
(**) "monstrueusement imbécile" nous dit
Edgar Morin dans un article du Monde.(retour)
(***) je n'aurai garde d'oublier, même si
je n'en parle pas, les débats sur la sécurité, ni ce qui à mon sens est
le plus important, à savoir la misère éducative et la ghettoïsation de
certaines banlieues.(retour)
(****) auxquels il faut hélas ajouter les
autres victimes, mortes de s'être trouvées par le plus terrible hasard
dans la ligne de mire des tueurs. (retour)
(*****) parmi ces pratiques, certaines
sont tout à fait vertueuses, de nombreuses institutions de
bienfaisance, de solidarité et aussi d'éducation en témoignent,
notamment lorsque leur activité est dénuée de prosélytisme. (retour)
(******) Bernard
Maris: la messe du CAC 40 Par ailleurs, deux jours
avant le massacre à Charlie, on nous faisait la leçon sur le PIB du
Royaume-Uni qui venait de passer juste au dessus du PIB français,
honte à nous ! Pour un démontage en règle voir le
blog de Jean Gadrey .(retour)
18.
Remettre l'argent fou à sa place
fin-novembre 2014
Les billets s'espacent, en partie du fait d'un accès plus difficile aux
mises à jour de mon site (j'envisage de migrer vers un autre
fournisseur d'accès), mais aussi parce que je suis occupé à de longues
lectures.
Je viens notamment de terminer Le capital au XXIe siècle, (gros)
livre de Thomas Piketty(*) que j'évoquais dans mon
billet de mai dernier.
Contrairement à ce que j'appréhendais, ce pavé de presque mille pages
est tout à fait lisible, il faut vraiment le saluer, puisque ce livre
de chercheur visant plutôt des initiés en économie peut ainsi toucher
un public plus large. Son articulation est d'une logique sans faille,
et il est rédigé dans une langue remarquablement normale.
En ce qui me concerne, je retiens de cette lecture quelques points
fondamentaux :
• Sur le long terme, la croissance économique (dont on rêve le
grand retour dans presque tous les médias) a toujours été relativement
faible. Même au début de l'ère industrielle, la croissance est avant
tout démographique, la part purement économique restant très faible.
Dans l'histoire mondiale, elle ne dépasse qu'exceptionnellement
2%. Tabler sur le retour d'une croissance notable dans la période qui
vient est donc illusoire.
• Les rendements du capital (4 à 5%) sont donc en général
supérieurs à la croissance économique, et de ce fait, la logique
spontanée du capitalisme alimente une accumulation démesurée des
grandes
fortunes, au point de mettre en cause les valeurs qui fondent la
démocratie (mérite, travail, harmonie sociale, solidarité). C'était le
cas à la Belle Epoque, avant que n'éclate la guerre de 14-18.
• Les états démocratiques ont repris le contrôle sur le
capitalisme du XIXe siècle par suite de ses excès et surtout dans
l'urgence des traumatismes, des destructions et des redistributions de
la période 1914-1950 . Mais depuis un peu plus de trente ans, la
spirale inégalitaire s'est réamorcée, du fait des choix politiques des
pays Anglo-saxons, de l'effondrement du monde communiste et de la
mondialisation économique.
• Les Etats Unis, en
devenant aujourd'hui inégalitaires à l'extrême, ont
trahi l'esprit qui avait présidé à leur développement jusqu'au milieu
du XXe siècle (**). On n'oubliera pas au
passage que cet "égalitarisme"
fondateur n'était possible que grâce aux "opportunités" liées à
l'envahissement colonial d'un continent peu peuplé, sans même évoquer
la question de l'esclavage.
• Aujourd'hui, pour éviter
notamment une crise générale des démocraties (sans parler même d'autre
menaces géopolitiques ou environnementales), il faudrait fortement
freiner, sinon casser cette logique perverse (***).
• Piketty n'hésite pas à proposer une taxation progressive du
capital à l'échelle mondiale. Cette utopie utile (comme il le dit
lui-même) ne pourra se mettre en place qu'à la faveur de règles
instaurant une véritable transparence financière, et une concertation
impliquant un nombre suffisant d'états-nations. Il montre qu'une telle
révolution peut s'appuyer sur des éléments déjà en place, et qu'avec
une stratégie politique bien pensée, une mise en oeuvre progressive est
possible. Il semble même que certaines choses soient en marche, tant
pour les Etats-Unis et l'OCDE que plus récemment pour l'Europe.
Au fil de cette lecture, on comprend
aussi que la doxa économiste actuellement dominante repose sur une
illusion historique passagère, puisqu'elle s'est élaborée dans les
années 1970-80 (****):
• La croissance forte (supérieure à 5%, voire à 10%) qu'on
jugeait souhaitable et possible sur le long terme, ne tenait qu'au
rattrapage temporaire des pays d'Europe ruinés par deux guerres puis
plus tard des pays émergents entrant dans l'économie globale.
• L'égalitarisme circonstanciel apparu au cours des Trente
Glorieuses a donné une fausse impression de compatibilité "naturelle"
entre capitalisme et justice sociale,
• La suppression sous Reagan et Thatcher des fiscalités
confiscatoires sur les très hauts revenus qui perduraient depuis les
années 1930-40 (sans avoir aucunement étouffé l'inventivité technique
ou l'esprit d'entreprise) a surtout donné le champ libre à l'escalade
de la cupidité et au gonflement des bulles financières. La réforme du
commerce mondial et la facilité des transactions informatiques ont
exacerbé cette dérive.
Je recommande ce livre à ceux qui ont du temps, malgré son volume, et
même si pour moi, il reste un livre d'économiste. Je veux dire par là
qu'il convoque l'histoire pour chercher en premier lieu à arbitrer
entre différentes affirmations sur la logique intrinsèque des flux
et
stocks d'argent (ou plutôt de valeur). Il ne s'intéresse que de
façon
un peu furtive au rôle pourtant essentiel des circuits de l'énergie
dans l'évolution historique des civilisations et de l'économie. Il
ne développe que très peu les enjeux économiques de la crise
environnementale
qui couve à cause du recours massif aux facilités de l'énergie fossile.
Sur ce terrain, on ferait mieux d'aller chercher (comme je l'ai
mentionné dans mon billet de mai dernier) du côté de l'économiste Jean
Gadrey , de Gael Giraud ou encore de visionner le documentaire Sacrée Croissance (*****) que Marie Monique Robin a diffusé sur
Arte, encore disponible en VOD.
(*) Ce livre est reçu par beaucoup comme
un événement, notamment aux Etats-Unis où il a été soutenu par
d'éminentes personnalités, face aux inévitables contestations qu'il a
soulevées (voir la page Wikipédia
consacrée à l'ouvrage) (retour)
(**) Contrairement à une idée reçue, au
tout début du XXe siècle, c'est en Europe (Royaume Uni et France) qu'on
trouvait les plus fortes inégalités. Dans ces deux pays, le XIXe siècle
a été fortement marqué par les rentiers. A la même époque,
l'enrichissement aux Etats-Unis est plutôt lié au succès
d'entreprises. (retour)
(***) J'évoque cette crise démocratique
dans
mes billets 16 et 17, on pourra
aussi lire Comment les riches détruisent la planète
de Hervé Kempf, et se reporter aux blogs cités en note du billet
15. (retour)
(****) Pour les amateurs de longues
lectures, dans Le grand bond en arrière, Serge
Halimi montre comment tout cela est lié à une volonté de revenir sur la
victoire du keynésianisme au sortir de la deuxième guerre. (retour)
(*****) http://www.arte.tv/guide/fr/050584-000/sacree-croissance
17. Antichambres, coulisses, couloirs, où est le
pouvoir?
mi-septembre 2014
Mon dernier billet date déjà de trois mois, les occupations de l'été
m'ayant un peu tenu à distance du clavier, il est donc temps que je m'y
remette. Non sans lien avec certaines actualités, j'ai choisi de
consacrer ce billet aux détournements de la démocratie par le lobbying
et l'influence.
En effet, je ne pense pas être seul à constater que
l'actualité politico-médiatique ressemble de plus en plus à une sorte
d'écran animé, masquant aux citoyens les jeux de coulisses et les
concertations en petits comités où sont adoptées les orientations
collectives qui sont ainsi soustraites au contrôle démocratique.
Pendant qu'en
vitrine, on nous distrait à grand renfort de sondages avec la course à
la présidentielle de dans trois ans, que les médias nous resservent le
story-telling des communicants de tout poil, qu'on nous révèle de
prétendus secrets, ou qu'on nous "tease" avec de faux suspense, ce qui
se décide résulte en réalité de l'action plus ou moins occulte de
lobbys et de l'influence de think-tanks alimentés en sous-main par des
intérêts (le plus souvent) économiques.
Ainsi, en ce moment, la loi Duflot sur
le logement (loi ALUR), est accusée du marasme immobilier actuel avant
même son entrée en vigueur effective, et vidée de son contenu, suite au
lobbying intense (et assez
voyant) des professionnels de l'immobilier qui veulent continuer à
profiter outrageusement de la dérégulation du marché, alors qu'elle n'a
produit depuis dix ans que pénurie et prix excessifs (*).
La loi de transition énergétique en gestation est également l'objet de
telles manoeuvres, visant encore une fois à repousser les échéances
difficiles et permettant au final d'habiller en vert des options qui
préservent avant tout le pré carré de notre électricien national.
Le niveau européen, par la structure de
ses institutions et l'intense lobbying qui s'active à Bruxelles est un
cas exemplaire d'opacité démocratique et de détournement par les
groupes d'intérêt. Des décisions qui engagent lourdement l'avenir y
sont prises dans l'entre-soi, le contrôle parlementaire ayant du mal à
s'y exercer. Ainsi, on ne sait que par des fuites (en général démenties
car non authentifiées) ce qui se négocie au niveau commercial avec
l'Amérique du Nord (**), alors qu'au nom du
principe de libre échange on risque de mettre à mal certaines exigences
culturelles ou environnementales, et surtout de favoriser encore plus
les grandes multinationales face aux états dans les conflits opposant
intérêt commercial et intérêt général.
Enfin, j'ai trouvé d'autres exemples de
la mise en oeuvre concertée de ce genre de méthodes dans ma récente
lecture du livre "Les marchands de
doute" des historiens des sciences Naomi Oreskes et Erik M.
Conway (***). Ces auteurs démontrent
implacablement comment des intérêts industriels sont parvenus à
entraîner dans leur cause quelques scientifiques de renom pour mettre
en doute publiquement et avec la plus grande mauvaise foi des résultats
scientifiques bien établis concernant (entre autres) les méfaits du
tabac ou les causes humaines du changement climatique. Ce livre
explique en particulier comment leurs convictions politiques
pro-capitalistes ont poussé des scientifiques à engager leur prestige
dans ces mauvaises querelles, et comment la dissymétrie entre la
prudence scrupuleuse des revues scientifiques et le sensationnalisme de
la presse grand public a joué en faveur de ces semeurs de doute,
retardant la prise en compte des risques au niveau politique pendant de
longues années (pour ne pas dire des décennies).
Tout autant que les pouvoirs autoritaires, mais peut-être par des voies
un peu différentes, les démocraties peuvent être détournées de
l'intérêt général par des actions d'influence, de lobbying, ou de
manipulation des idées. Au delà même du secteur des médias, qui malgré
ses proclamations offusquées n'est pas exempt d'influences, il existe
une vaste nébuleuse de cabinets de communication, d'analystes
juridiques, de cercles de réflexion, d'élaboration de savoirs dont
l'activité intéressée cible l'opinion et surtout les lieux de décision
politique.
Les élus et les gouvernants devraient
en principe représenter la population qui, directement ou
indirectement, les met en place, mais la logique des parcours élitistes
instaure déjà des proximités, pour ne pas dire des complicités avec les
milieux d'affaires. Si cela ne suffit pas, l'organisation de
conférences de colloques ou de mondanités au casting étudié (et aux
droits d'entrée parfois coûteux) permettra aux élites économiques de
parler en privé aux ministres ou aux parlementaires. La fréquentation
de certains clubs ou la présence lors de grandes occasions (****) figurent à l'agenda des uns comme des
autres. Ainsi la finance ou les grands industriels de l'énergie, des
transports, de la sécurité, parviennent-ils à placer des relais proches
du pouvoir politique, à adresser aux parlementaires des dossiers clés
en mains ou des textes de projets de lois, à infléchir l'orientation
des médias, ce qui leur permet d'influer sur les grands choix
politiques sans trop se montrer, tandis qu'en façade se joue un théâtre
du pouvoir dont les aléas ne toucheront pas l'essentiel. Grâce au
discours médiatique dominant, l'essentiel de l'espace politique est
ramené à l'alternative entre Gauche moderne ou droite raisonnable. Quel
que soit le choix, le primat absolu de l'Economie et du Marché sera
reconnu, et on ancrera dans les esprits l'idée que l'impôt est toujours
une confiscation nourrissant un Etat si mal géré qu'il ferait mieux de
ne rien faire. L'inquiétude environnementale qui émerge au gré des
rapports scientifiques n'est pas reliée aux choix politiques, elle est
stigmatisée comme catastrophiste et démobilisatrice, dénoncée comme un
luxe de riches ou encore comme un retour de l'ordre moral. Pourquoi
s'occuperait-on de réformer notre modèle de civilisation alors que tant
de pays sont sous l'emprise de la nécessité ? Avec un hypocrisie
confondante, notre machine économique prétend trouver dans
l'exploitation de cette misère un réservoir de croissance qui lui fait
défaut dans nos pays gavés par trop de faux confort.
La dominance universitaire et
médiatique d'une certaine pensée économique, le jeu des portes
tournantes (*****), les forums comme Davos, le
contrôle des relais médiatiques, tout cela contribue à formater la
manière de poser les problèmes, d'envisager les solutions, tout en
sauvant les apparences du jeu démocratique et de la liberté de penser.
Certes, les simples citoyens qui
veulent résister à la doxa ambiante peuvent aussi, grâce aux
associations et aux ONG, entretenir par leur bénévolat, leurs
cotisations et leurs dons un contre-lobbying citoyen cherchant à
rétablir l'équilibre. Au moment des échéances démocratiques, l'opinion
peut aussi par le vote tenter de faire pression sur les dirigeants.
Mais lorsqu'on compare les moyens alignés de part et d'autre dans cette
véritable guerre de communication, lorsqu'on mesure le pouvoir
d'influence des milieux d'argent qui tiennent les politiques par la
logique de la dette et qui influent sur les esprits grâce à la
possession des médias où à la publicité, lorsqu'on compare tout cela à
la fragilité des actions citoyennes et à leur manque de cohérence(******), lorsqu'on constate la connivence des
pouvoirs politiques avec les puissances économiques (ne parlons même
pas du financement des campagnes électorales aux USA), on doit admettre
que la balance est loin d'être équilibrée. Il est facile pour les
dirigeants de proclamer que le chômage vient d'un PIB en stagnation et
d'un "manque de compétitivité" et de nier que la transition vers une
société plus coopérative et plus sobre soit une urgence. Au besoin, le
déchaînement de passions sportives ou l'effroi d'un fait divers bien
sanglant détourneront l'opinion d'une réflexion plus poussée.
Au fond, on pourrait presque s'étonner que surnagent encore des idées
qui s'opposent aux puissances d'argent et à la vision économiste
dominante, comme celles qui défendent l'environnement et la
responsabilité concernant les enjeux de long terme, celles qui
défendent une conception moins consommatrice du bonheur et une
prospérité sans croissance. C'est probablement parce qu'elles sont bien
fondées que ces idées parviennent encore, même déformées, simplifiées
ou futilement récupérées par la mode, à mobiliser un peu partout des
citoyens pour la défense d'une biosphère vivable et l'émergence de
pratiques respectueuses des enjeux d'avenir.
(*) On suivra avec intérêt sur le site @rrêt
sur images l'émission avec Cécile Duflot en personne,
malheureusement accessibles aux seuls abonnés. (retour)
(**) Voir différents sites maintenant la
vigilance sur le traité TAFTA en tapant cet acronyme sur un moteur de
recherche. (retour)
(***) éditions Poche-Le Pommier 2014 pour
la traduction française. (retour)
(****) le forum de Davos, les conférences
Bilderberg, ou la commission Trilatérale, mais aussi les dîners du
Siècle, ou les universités d'été du Medef parmi bien d'autres. (retour)
(*****) On nomme ainsi aux Etats-Unis les
parcours de carrière alternant entre la haute fonction publique et la
direction dans le milieux d'affaire privés. En France, ce qu'on appelle
le pantouflage (départ bien payé dans le privé des hauts
fonctionnaires) tient de la même logique. (retour)
(******) Les lobbys citoyens ou les ONG
ne défendent pas tous un intérêt général cohérent ou des conceptions
humanistes. Les intérêts particuliers peuvent ainsi s'opposer les uns
aux autres, et s'affaiblir mutuellement, à quoi s'ajoute que certains
de ces lobbys citoyens sont parfois le paravent d'intérêts économiques
ou industriels. (retour)
16. Les
populismes à l'assaut de l'Europe?
début juin 2014
Les dernières élections au parlement européen ont fait fleurir dans les
médias le mot de populisme. Ce n'est en réalité pas nouveau, puisqu'il
y a deux ans, j'avais été incité à mettre en ligne une page
sur
ce thème. Il me semblait déjà qu'on cédait à la facilité en
attribuant l'étiquette populiste à des discours très différents. Je ne
nie pas que le débat politique actuel soit effectivement miné par
diverses formes de populisme, mais je pense qu'on doit aussi
s'interroger sur ce procédé qui par principe condamne sans les
distinguer de multiples manières de contester la sclérose des
démocraties contemporaines et l'influence prise sur elles par les
puissances d'argent.
Il n'est pas surprenant que l'Europe, où la distance des dirigeants aux
peuples est pour ainsi dire maximale, soit sujette à cette maladie de
la démocratie, car l'existence réelle ou fantasmée de populismes n'est
que le revers de l'éloignement grandissant des élites, sous l'effet de
la concentration des pouvoirs d'argent, de l'augmentation des
périmètres politiques du fait de la mondialisation, des stratégies
d'auto-reproduction des castes sociales privilégiées.
Par sa simple existence, le populisme met en question la légitimité de
l'élitisme, qui ne va pas de soi. Comment les élites ont-elles acquis
leur position, comment se renouvellent-elles? sont-elles des castes
fermées ou sont-elles ouvertes au brassage social et au mérite? Leur
pouvoir est-il excessif, en font-elles un usage abusif, ou
l'utilisent-elles au moins en partie dans le sens de l'intérêt général ?
C'est parce que ces questions complexes méritent d'être posées qu'il
faudrait discerner la remise en cause légitime des élites de la
contestation populiste. Mais le débat public simplifie volontiers et
les formations politiques dont proviennent les élites de l'Europe ne
manquent pas elles non plus de recourir aux arguments primaires
(l'Europe c'est la paix, c'est le progrès ...) ou à faire jouer la peur
tout en se considérant par principe exemptes de populisme.
Pour ces tenants du statu quo en Europe, tous les partis
"eurosceptiques", "eurocritiques" ou "europhobes" relèvent ainsi du
populisme. Cet amalgame permet de rejeter dans un même opprobre ceux
qui pointent des boucs émissaires ou argumentent à coup de slogans
aussi lapidaires que simplistes et ceux qui formulent des diagnostics
raisonnés à partir de faits vécus ou d'une histoire documentée.
Lorsqu'il cesse d'être marginal et devient une obsession pour les
classes dirigeantes, le populisme devrait être regardé comme le
symptôme d'un dysfonctionnement démocratique. C'est parce qu'ils n'ont
pas de perspective d'amélioration et qu'ils désespèrent d'être entendus
ou simplement représentés en haut lieu que les défavorisés sont un
terreau fertile pour les populismes. Il faudrait alors réduire le
populisme à sa source plutôt que d'en appeler à sa condamnation morale,
et pour cela, instaurer des contre-pouvoirs, nourrir le débat, et
limiter l'ampleur et la durée des privilèges. Cela passe par des
politiques redistributives et du brassage social pour faire tourner la
roue de la chance.
On peut croire à l'Europe tout en constatant que l'Union Européenne est
un
club fermé de chefs d'états secondés par une technocratie qui ne
concèdent que peu de pouvoir au parlement élu. A Bruxelles ou à
Strasbourg, l'influence des
lobbys mine les réseaux de décision tandis que l'initiative citoyenne
est bridée, les contre-pouvoirs peinent à s'exprimer en dehors de
médias confidentiels, de blogs ou de sites associatifs noyés
dans le foisonnement de la toile. C'est cet éloignement de l'idéal
démocratique qui fait fleurir les contestations plus ou moins
populistes.
Le débat politique préalable aux dernières élections a été réduit à peu
de choses, les affaires européennes ont été présentées par la presse
comme obscures, techniques et ennuyeuses, mais on n'en a pas moins
demandé aux électeurs d'oublier le mécontentement qu'ils ont accumulé
envers l'Europe et de se mobiliser pour faire barrage aux populismes.
A voir l'ampleur de l'abstention, ces discours n'ont manifestement pas
porté.
15. Finance et
jardinage
début mai 2014
Ce mois-ci, j'ai ajouté dans les pages sciences une
série de schémas
décrivant le fonctionnement d'ensemble de l'économie capitaliste. Cela
me paraît salutaire si on veut
décrypter les arguments économiques employés un peu partout pour
justifier les choix ou les absences de choix de nos dirigeants. Ces
schémas sont inspirés des explications données dans le "petit cours
d'autodéfense en économie" du canadien Jim Stanford. Ils simplifient la
réalité mais mettent bien en évidence la nécessité d'un équilibre entre
logiques de profit privé et interventions publiques dans l'économie.
Ils montrent aussi par quels circuits s'organise l'accumulation des
richesses dans la sphère financière internationale.
On observera que l'évolution des trente ou quarante dernières années
tient pour beaucoup à l'émergence et à la dominance des doctrines (ou
théories) néolibérales, postulant (ce qui est très discutable) que le
laisser-faire économique et la réduction des états ne peuvent être que
bénéfiques.
Depuis la crise financière de 2008 et
ses répercussions notamment en Europe, les failles de ces théories sont
manifestes et on commence à entendre un peu plus s'exprimer des
économistes opposés à ces idées. Le succès tout récent de la tournée
américaine de Thomas Piketty (*) est un signal
particulièrement intéressant, mais il n'est pas le seul. Pour ceux que
cela intéresse, je recommande d'un côté le blog de Jean Gadrey (**), préoccupé par la transition écologique, et
la réflexion de Gael Giraud (***), visant à
redonner aux questions énergétiques la place fondamentale qui leur
revient.
En effet, si l'économie financière tire les profits qu'elle accumule de
ce que produit l'économie réelle, cette dernière puise la plus grande
part de ses moyens dans la nature, qu'il s'agisse des matières
premières, des sources d'énergie ou de la vie des hommes.
La complexité des circuits dilue les responsabilités et organise une
course à la croissance qui épuise la biosphère. Pour sortir de cette
logique, il faudrait que l'économie réelle raisonne sur un mode durable
avec les ressources qu'elle tire de l'environnement, comme le bon
jardinier qui en favorisant les cycles naturels et une certaine
diversité maintient son jardin en mesure de produire pendant de
nombreuses années. Encore faudrait-il pour qu'une telle mutation soit
possible que le monde financier ait un comportement responsable envers
l'économie réelle, qu'il abandonne le dogme de la croissance sans fin
et qu'il se convertisse lui aussi à la sagesse du jardinier :
tenir compte du long terme, des limites matérielles, de la nécessité de
permettre au monde dont on tire profit de s'entretenir en bonne santé
et de se régénérer.
La sagesse du bon jardinier est une adaptation au contexte et à ses
limites, un
compromis entre optimisation et modération. Elle s'apprend par des
observations attentives, par de l'expérience accumulée et transmise
d'une génération à l'autre. Pour le monde de la finance (qui
aujourd'hui se comporte comme l'agriculteur intensif qui épuise son sol
et dope ses plantations par la chimie ou les pesticides), cette sagesse
consisterait à comprendre que les profits prennent leur origine dans
travail des hommes, dans la nature, et qu'ils sont plus ramasseurs que
créateurs de richesse comme on nous le répète partout. Et donc par
suite, comprendre qu'il faut accepter de réduire sa pression, de
limiter ses appétits pour maintenir en bon état les sociétés et leur
environnement. Mais qui peut croire que la finance soit capable
d'apprendre au fil des crises et qu'elle en vienne à s'autoréguler? On
ne peut guère attendre qu'elle prenne d'elle même les mesures
permettant le retour à une exploitation économique modérée respectueuse
de la richesse de la biosphère et du fonctionnement de ses cycles.
C'est donc à la politique de reprendre la main et de défendre l'intérêt
général. Encore pour cela faudrait-il que le dirigeants politiques
justement, apprennent à ne plus assimiler systématiquement intérêt
général et intérêt financier.
(*)Thomas Piketty, économiste intéressé
principalement aux questions de justice fiscale, vient de publier un
livre intitulé Le capital au XXIème
siècle (qui fait actuellement un
grand succès aux Etats Unis) dans lequel, après avoir opéré une
relecture
attentive des logiques d'accumulation sur le long terme et montré
notamment que l'idéal égalitaire américain avait été largement dévoyé,
il donne des pistes pour éviter que les démocraties ne soient mises en
danger par la concentration des pouvoirs d'argent. (retour)
(**) Jean Gadrey est notamment intéressé par
une économie débarrassée de l'impératif (désormais insoutenable) de la
croissance.(retour)
(***) Gael Giraud est interviewé dans le blog Oil Man par Matthieu
Auzanneau sur
le lien entre économie et énergie. (retour)
14. A propos du pic de pollution du mois dernier
début avril 2014
Il a fallu que l'épisode récent de forte pollution aux particules nous
gâche ouvertement les premiers soleils de printemps pour que les médias
se saisissent du sujet. Même si la gratuité des transports publics est
intervenue assez tôt, les autorités ont été assez lentes à réagir, le
ministre de l'écologie ayant attendu le dernier moment pour oser s'en
prendre à la sacro-sainte bagnole. Les commentateurs et faiseurs de
micro-trottoirs se sont alors empressés de souligner les inévitables
absurdités de la circulation alternée, plutôt que son efficacité, tout
aussi réelle mais peu perceptible sur une journée unique. On a ici un
bel exemple de plus de cet attentisme écologique dont j'avais fait le
sujet de mon précédent
billet.
La pollution aux particules fines est
en réalité assez constante mais
elle monte en flèche lorsque la météo en panne de vent l'empêche de
s'évacuer. Ce problème
est loin d'être nouveau. Il y a a plusieurs décennies que la couleur
gris brunâtre de l'atmosphère francilienne est nettement perceptible à
faible hauteur au dessus de l'horizon, pour peu qu'il fasse soleil et
que la vue soit dégagée sur une grande distance. On sait aussi depuis
longtemps que la forte dieselisation du parc automobile français y est
pour beaucoup(*), et que les impacts sur la
santé de ces microparticules,
bien que diffus, n'en sont pas moins importants. On a pourtant continué
à favoriser le diesel en le taxant moins que l'essence et en prétextant
de sa plus faible consommation (donc de ses moindres émissions de CO2)
pour lui attribuer un meilleur bonus écologique, faisant l'impasse sur
les oxydes
d'azote (également générateurs d'effet de serre) et les
particules fines en cause dans le pic de pollution.
Cette politique a été constante, sous l'influence d'un puissant lobby
du diesel (ou notre constructeur "national" PSA voisine avec les
transporteurs routiers), brandissant selon les cas le chantage à
l'emploi ou la menace de
blocage des routes. Les récents reculs sur la fiscalité écologique
montrent bien comment ces lobbys tiennent les gouvernants, peu enclins
par ailleurs à bousculer les habitudes des automobilistes français
qui se sont consolidées au long de quatre décennies de soutien par
l'état.
Le plus surprenant est que cette domination du diesel si
spécifique à la France est une conséquence de l'électricité nucléaire,
une autre particularité énergétique française développée dans les
années Giscard. En effet, à la suite du choc pétrolier de 1974,
la France s'est tournée délibérément vers la (sur)production
d'électricité nucléaire, et pour la justifier a poussé massivement à
l'adoption du chauffage électrique. Cela a fait peser sur les
raffineurs la perspective d'excédents ingérables de fuel domestique,
qui est un co-produit incontournable du raffinage du pétrole en
essence. Pour rassurer les groupes pétroliers inquiets, on leur a donc
concédé
une politique favorable au moteur diesel qui permettrait d'écouler sous
forme de gazole cette production obligée de produits lourds. Les
constructeurs français au premier rang desquels Peugeot se sont ainsi
fait une spécialité du moteur diesel sur les voitures particulières, et
plus tard, PSA ainsi que Renault ont influé pour que cela perdure,
retardant également l'étude d'autres systèmes de motorisation (hybride
essence ou électrique). Les nombreux partisans du diesel, constructeurs
et usagers, ont tout fait pour conserver l'avantage fiscal du gazole
sur l'essence, puis pour faire homologuer comme écologiques les
(petits) moteurs diesel, effectivement moins émetteurs de CO2, mais
relativement gros émetteurs d'oxydes d'azote et de particules fines.
Précisons que les filtres à particules, qui sont censés rendre propres
les moteurs diesel ont en usage réel un fonctionnement moins parfait
que lors des tests (notamment à froid), qu'ils sont le siège de fortes
émissions d'oxydes d'azote, et pire, que certains propriétaires les
font discrètement enlever pour regagner de la puissance.
Le plus absurde est qu'aujourd'hui,
après le succès massif de cette
politique, la proportion essence - gazole issue du raffinage ne permet
plus d'alimenter correctement un parc dominé à 70% par le diesel, et
que la France doit importer au prix fort d'importantes quantités de
gazole déjà raffiné. Les médias font aujourd'hui mine de découvrir les
problèmes liées au diesel, mais ils sont connus de longue date, comme
le montre fort bien l'enquête (**) qu'Elise
Lucet consacrait à ce sujet sur France 2 il y a quelques mois.
Tout cela se déroule dans le contexte d'un urbanisme où les distances
éclatent (voir mon billet
n° 8),
la voiture individuelle et les
autoroutes urbaines ouvrant à l'urbanisation des zones excentrées où
les moins riches trouvent à se loger sans subir les prix
immobiliers excessivement spéculatifs des centres villes. Dans la
réalité, l'insuffisance des transports en commun dans ces périphéries
éloignées et l'engorgement quotidien du trafic qui en résulte
engendrent une forte pollution rendue encore plus nocive par la
dominance du moteur diesel. Il suffit alors que la météo laisse
s'accumuler les polluants pour que l'alerte doive être lancée.
Maintenant, chacun voit que cette pollution est excessive et on
reconnaît le sérieux des études qui en dénoncent la nocivité. Il
faut donc en sortir, mais comment?
La reconversion ne pourra ni être rapide, ni être indolore. Il faudra
au moins essayer de faire en sorte qu'elle ne soit pas trop injuste.
Contrairement à ce qui se dit parfois, les pouvoirs publics, en France,
disposent de leviers efficaces dont ils peuvent user. Ces quarante ans
de dieselisation du parc automobile français montrent l'efficacité du
colbertisme à la française, ainsi que celle des incitations fiscales,
mais il faudrait maintenant que ces aides aillent dans un sens
différent.
Il faut pour cela que les responsables fassent preuve de plus de
volonté, surtout pour oser agir contre les lobbys du diesel, et qu'ils
développent une pédagogie capable de convaincre les citoyens d'accepter
de remettre en cause de l'avantage fiscal du gazole. On peut jouer de
la progressivité et de l'incitation, et utiliser intelligemment le
produit d'une fiscalité réellement écologique pour aider à la
reconversion du parc automobile,
développer les transports en commun ou la mobilité douce. On peut aussi
agir pour favoriser la diminution des déplacements grâce au
covoiturage, au télétravail dans le mesure du possible, et à plus long
terme à
des orientations urbaines favorisant la mixité et la proximité
travail-domicile.
La progressivité nécessaire pour la mise en place de ces politiques ne
devrait cependant pas être confondue avec l'attentisme et la timidité
généralisée qui ont prévalu jusqu'à maintenant.
(*) On dit aussi, sans doute pour faire
diversion, que la combustion du bois en foyer ouvert contribue
notablement à ces particules, mais ce problème est surtout rural et
hivernal, alors que les pics de pollution sont majoritairement urbains
et se produisent aussi au printemps et en été. Notons aussi que les
poêles ou les inserts bien conçus sont peu émetteurs de particules. (retour)
(retour)
13.
La planète peut attendre, pas les marchés
début mars 2014
Les péripéties politiques de ces derniers temps auront montré jusqu'à
la caricature l'obsession première du président Hollande et de son
équipe: ne pas aborder, éluder, reporter à plus tard les "questions qui
fâchent". Peut-être cela n'est-il qu'une apparence, car on peut par
ailleurs mesurer avec quelle constance, au nom de la dette financière,
on n'hésite pas à fâcher les syndicats pour développer une politique
économique largement inspirée par les milieux patronaux. En réalité, on
choisit, parmi les "questions qui fâchent", celles qu'on renvoie à plus
tard et celles sur lesquelles on va déployer des trésors de persuasion.
Laquelle de ces questions fâche le plus? Le casse-tête de la dette
financière, le problème de l'Europe (de ses structures politiques et de
ses limites) , ou la question de la mutation énergétique et agricole,
autrement dit de la dette écologique?
A observer le tableau des projets renvoyés à plus tard, nos dirigeants
ont peur avant tout de fâcher avec les priorités écologiques, car elles
s'opposent aux dogmes si bien établis de la croissance économique.
Donc, à plus tard, la fiscalité écologique, la réorientation de la
politique agricole commune, à plus tard une transition énergétique un
tant soit peu volontaire, ou l'abandon d'un vieux projet de nouvel
aéroport menaçant des zones naturelles.
La politique, est-ce gérer les priorités de façon à éviter ce qui
fâche?
Et si on doit se confronter aux questions difficiles et chercher à
convaincre, pourquoi juger alors que la dette écologique est moins
urgente
et surtout moins importante que la dette financière?
Alors que la fragilité des prévisions économiques et les effets
délétères de la croissance forcenée sont largement démontrés, l'ampleur
de la crise environnementale ne fait plus de doute: le savoir, les
constats, et les diagnostics sont là. Les causes sont en grande partie
identifiées. Les messages d'alerte sur tous les tons circulent,
diffusent, atteignent une partie non négligeable des consciences, mais
un blocage subsiste à l'évidence:
• L'alarme
écologique tarde à se cristalliser dans un tournant politique issu du
jeu démocratique,
• Trop peu de responsables sont assez convaincus pour oser
promouvoir et entreprendre des changements qui dépassent l'affichage
d'une bonne conscience écologique minimale
• On fait trop peu pour faire accepter à la société
maintenant consciente les difficultés inhérentes à toute mutation
d'importance: remise en cause de situations acquises, de modes de vie,
progression sur certains aspects et régressions sur d'autres, nécessité
collective de certains arbitrages.
Il y a encore une vingtaine d'années, ou pouvait penser que cette prise
de conscience était lente et marginale parce que les idées étaient
confuses. Mais ce n'est plus le cas aujourd'hui puisqu'on dispose de
connaissances cohérentes pour décrire aussi bien bien l'histoire
générale de la vie sur Terre que l'émergence des civilisations humaines
et la croissance de leur impact. Ce qui fait obstacle à la prise en
compte sérieuse des alarmes environnementales tient à des facteurs
multiples, qu'on peut avec du recul résumer dans notre difficulté à
arbitrer en faveur du long terme.
L'homme, et plus encore les sociétés humaines sont "naturellement"
court-termistes: le fonctionnement politique, les paradigmes
économiques, les affects humains, tout cela fonctionne sur le
relativement court terme. Si des parents se soucient souvent de
l'avenir de leurs enfants et petits enfants, beaucoup d'individus
s'enorgueillissent de vivre au jour le jour. Un politicien pense en
fonction des quelques années de son mandat, un dirigeant d'entreprise
est pressé par ses actionnaires et inquiet des fluctuations des marchés
boursiers. Seuls quelques rares mégalomanes rêvent de mausolées pour
l'éternité, et très peu de gens osent penser ce qu'ils font et le monde
dans lequel ils vivent sur des durées dépassant le siècle (ne parlons
pas des millénaires ou des ères géologiques).
Le court-termisme des individus ordinaires et des structures sociales
convient à la frénésie de l'économie, à l'industrie du divertissement
de masse et à l'intoxication publicitaire, à l'achat impulsif ou même
aux préoccupations de survie des plus pauvres. Dans le magma général
des discours ambiants, le court terme finit donc par dominer, prenant
le pas sur les alarmes écologiques de moyen ou de long terme, malgré
leur grande crédibilité. Il y a des personnes (pas en si grand
nombre) qui acceptent de commencer un régime ou de se priver d'un
plaisir pour s'éviter plus tard un cancer ou une maladie cardiaque, il
y en a moins qui renonceront à certains éléments de confort au nom du
bien vivre de leurs descendants ou de la santé de la biosphère.
Il y a aussi une petite minorité de gens qui, du fait de la richesse
qu'ils ont accumulée, se pensent préservés des conséquences de la
dégradation de la biosphère et croient que la question écologique ne
les concerne pas. Or ce sont souvent ceux-là qui ont le plus
d'influence sur les décisions collectives (élections de responsables,
choix politiques, choix économiques) parce que leur bien-être actuel
fait exemple, parce qu'ils détiennent, grâce à leur poids économique,
un pouvoir d'influence supérieur. Les politiques faites au nom de
l'économie ont ainsi remplacé les politiques faites au nom de la
religion ou de la race. En principe ce devrait être un progrès moral,
et dans les faits, c'est aussi devenu une myopie généralisée. Nos
sociétés ne voient plus qu'à court terme, et qui plus est avec des
paradigmes économiques plus que contestables (théories de la monnaie,
de la valeur, des équilibres des marchés, des retombées pour tous de la
richesse de quelques privilégiés, etc....)
Les messages court-termistes du divertissement, de la publicité, de la
compétition économique, parfois traversés d'un engouement compassionnel
éphémère, sont capables d'occuper en très grande majorité l'espace
médiatique et de faire obstacle à la propagation, à l'assimilation et à
la digestion des messages (scientifiques ou non) orientés vers la prise
en compte de la question écologique. Ceux qui finissent par passer ce
filtre sont souvent mal hiérarchisés, simplifiés à l'excès et chargés
d'une émotion mal raisonnée. Il devient donc facile ensuite, au nom
d'un prétendu sérieux économique, de caricaturer les défenseurs des
ours, les partisans du retour à la bougie, ou les paranoïaques des
petites ondes.
12. La nature est-elle réactionnaire ?
début février 2014
Parmi les arguments échangés dans certaines controverses
d'actualité on entend souvent condamner radicalement la transgression
des lois de la Nature, et à l'inverse qualifier de réactionnaires ceux
qui par cet argument refusent le Progrès. Des exemples récents nous
sont donnés d'un côté par l'opposition
des écologistes à la construction d'un aéroport ou à certaines
techniques agricoles, et de l'autre côté par les débats autour de la
question du genre, concept suspect pour les défenseurs de la "famille
traditionnelle" de remettre en
cause, et même de nier un ordre social naturel fondé sur la nature des
sexes.
Le Progrès suppose-t-il de s'opposer à
la Nature? L'invocation de la nature est-elle réactionnaire? De façon
encore plus caricaturale, la nature serait-elle
réactionnaire? Pour éviter le simplisme(*) il
importe de savoir
à quel propos le respect de la nature est invoqué, et si ce dont il
s'agit relève vraiment de cette question.
Peut-on ainsi, du fait qu'ils se
réfèrent les uns et les autres au respect de "la nature", regrouper
écologistes et néopétainistes sous une
même bannière réactionnaire? Certains thuriféraires du progrès
technique n'ont pas manqué de le faire, soulignant ici et là des
connivences apparentes ou parfois réelles entre la pensée écologiste et
l'idéologie de la droite réactionnaire. Ce procédé commode a parfois
servi pour disqualifier d'emblée les défenseurs de la nature critiques
de l'évolution technico-économique contemporaine et les désigner comme
ennemis du progrès (**).
La nature est évolutive, on le sait depuis Darwin et on a parfois eu du
mal à l'accepter (***) sans pour autant que
cette évolution puisse être appelée progrès. Si nous sommes souvent
tentés de voir l'évolution naturelle comme un progrès, c'est que
l'espèce humaine est apparue relativement tardivement et que nous
sommes sujets à l'anthropocentrisme, mais pour les biologistes, les
choses sont bien plus ambiguës. Le succès évolutif des vers de terre,
des bactéries ou des insectes n'est pas moins intéressant que celui des
hommes. Il reste cependant qu'à l'échelle des temps humains, l'extrême
lenteur des processus darwiniens nous fait voir la nature
comme un cadre
quasi-immuable. Moins immuable est la nature aménagée ou même seulement
impactée par l'homme, qui change avec les techniques
d'agriculture ou de travaux publics, avec l'accumulation des pollutions
ou les
prélèvements de grande ampleur. C'est précisément ce qui alarme les
écologistes, quand ils mesurent avec quelle puissance les techniques
industrielles transforment la biosphère. En d'autres termes,
l'évolution rapide du "progrès" bouscule l'évolution extrêmement lente
de la nature.
Cette nature dont nous sommes encore
largement tributaires est un exemple de complexité, de richesse et
surtout de durabilité. Préserver dans notre propre intérêt des
équilibres naturels qui peuvent parfois être sensibles devrait nous
inciter à la sagesse et à la modération. C'est cette position critique
face à l'évolution technique qui fait désigner comme
réactionnaires les défenseurs de la nature, mais ce point de vue
confond abusivement évolution technique et progrès, voire suppose que
le progrès
consisterait à dominer la nature (****). La
véritable question est surtout de
savoir comment juger les changements que nous apportons à la nature, et
en particulier
si le danger éventuel tient à leur ampleur, à leur rapidité ou au fait
qu'ils relèvent de l'artifice.
Les choses sont réellement complexes car il n'est en toute rigueur pas
possible de concevoir une nature exempte de tout artifice. Il n'est
déjà pas absurde de considérer comme artifices nombre d'objets ou de
modifications élaborés ou accumulés par l'activité d'animaux plus ou
moins nombreux, grands ou ingénieux (nids, termitières, barrages des
castors, etc...). Mais le mot artifice prend son sens plein avec
l'apparition des hommes qui grâce au langage parlé, à la coopération
sociale, à la maîtrise des énergies naturelles et à l'accumulation de
savoirs par l'écrit, ont fortement accéléré leur évolution, tout comme
celle de leur environnement. La rapidité de transmission et le
foisonnement des innovations dans les cycles culturels ont conduit les
sociétés humaines a avoir un impact majeur sur l'ensemble de la
biosphère. Peut-on définir un stade à partir duquel cette évolution
cesserait d'être naturelle pour devenir artificielle? Peut-on à
l'inverse accepter comme naturel tout phénomène réel, même causé par
l'homme? On voit bien que ces questions n'appellent pas de réponses
simples. Pour juger du bien fondé de nos activités, la distinction
entre nature et artifice n'est pas pertinente. Ce qui importe, me
semble-t-il c'est de maintenir la
perturbation de la nature à un niveau raisonnable, de rechercher un
équilibre satisfaisant entre artifice et nature, ou même de
s'intéresser à des artifices qui favoriseraient le bon fonctionnement
de la nature (avec la difficulté de définir "raisonnable",
"satisfaisant" ou "bon
fonctionnement").
L'opposition entre progrès technique
et préservation de la nature, qui est le fonds du débat écologique,
nécessite de parvenir à caractériser (à peu près, avec difficultés et
en laissant ouvertes des
divergences d'intérêts) ce qu'est un écosystème en bonne santé, ou
une biosphère vivable (*****). Mais
si on aborde le problème de la nature humaine remise en cause (sinon
menacée) par l'évolution des moeurs ou par les progrès de la médecine,
on est dans un autre débat. La "nature de l'homme" est un concept très
difficile à cerner. Chercher à en définir de façon consensuelle les
invariants, incontournables ou ou intangibles est impossible. Les
hommes sont façonnés
au moins autant par leur
biologie que par leur vie dans leur société. Ils ont évolué par la
civilisation et la culture, bien plus vite que par la biologie, et ont
maintenant une psychologie et des systèmes sociaux en fort décalage
avec certains de leurs "fondamentaux" biologiques d'origine. A quoi
s'ajoutent les
effets de la médecine sur la santé, la démographie, et la transmission
biologique. Toutes les controverses sur les tabous relatifs à la vie
sexuelle, sur les rôles familiaux, sur la conception et la
naissance, sur la fin de vie, sur la bonne médecine, relèvent de ces
décalages entre nature biologique (animale ?) et "nature" sociale des
hommes, entre "sauvagerie" et "civilisation". Les questionnements sont
réels et urgents, les réponses sont divergentes, les comités d'éthique
réfléchissent, les arbitrages des tribunaux soulèvent les controverses,
et la confrontation des civilisations par la mondialisation exacerbe
encore les tensions.
Pour juger l'évolution (actuelle) de "la" civilisation à l'aune de la
référence naturelle, les doctrines
s'affrontent. On peut opposer ceux qui placent l'homme hors de la
nature
du fait d'un lien privilégié avec Dieu ou de la "supériorité" de son
intelligence, et ceux qui pensent que même après avoir acquis une
capacité unique d'agir sur son environnement, l'homme reste héritier
pour
nombre de ses comportements d'une longue évolution de primate en
société. On peut opposer ceux qui, attribuant (avec raison) notre
bien-être
contemporain à notre domination sur la nature en déduisent que le
progrès
consiste à pousser plus loin ce pouvoir, à ceux qui (sans aller jusqu'à
regretter le bon sauvage de Rousseau) considèrent que
dans un domaine ou dans un autre, ce pouvoir est une imprudence, recèle
des dangers, et que la sagesse consisterait à imposer des limites au
progrès. Chacun dans ces débats est à la fois un progressiste et un
réactionnaire.
Sacraliser une nature préservée de l'influence
humaine est un combat perdu depuis des millénaires. Mais c'est souvent
de ces courants de pensée que sont venus des questionnements
aujourd'hui salutaires. Les hommes sont
de fait devenus gestionnaires de la biosphère, et c'est d'eux que
viendra la volonté de préserver des espaces de leur trop grande
influence, et non d'un respect transcendental d'une nature où nous
n'aurions pas notre place.
Ceux qui au nom du respect des lois naturelles tendent en fait à
défendre un modèle conjugal proche du patriarcat en vigueur dans les
sociétés agricoles, devraient si la nature était vraiment leur
référence,
prôner l'exemple des petits groupes de chasseurs cueilleurs, en général
un peu moins inégalitaires, et bien souvent moins pudibonds et coincés
sur les questions de permanence du lien conjugal, de filiation, et de
moeurs sexuelles. On remarquera que pour défendre leur cause ils
participent non seulement au système proposé par les états modernes,
mais utilisent aussi le foisonnement internet et les réseaux sociaux
pourtant responsables à leurs yeux du délitement de l'ordre social.
Défendre toute innovation technique au nom du progrès sans prendre la
mesure de ses conséquences possibles, c'est n'être progressiste qu'à
très court terme, puisque cet idéal n'est pas durable. C'est vouloir
perpétuer un principe de progrès qui a certes fait la gloire du
dix-neuvième siècle en occident, mais qui est dépassé, tant son bilan
actuel est mitigé. Ce progressisme-là est aussi un conservatisme.
Accepter la sécurité donnée par la civilisation contemporaine, avec
l'amélioration de la longévité, la baisse de la précarité alimentaire,
la disparition de pratiques cruelles associées aux superstitions,
c'est admettre qu'une certaine insoumission à la nature peut être
bénéfique, et que le bon équilibre entre artifice et naturel doit être
questionné, quitte à être souvent remis en cause. Faire le tri entre
les multiples façons d'aménager les sites naturels,
les diverses manières de détourner la productivité naturelle à notre
profit, les diverses façons de s'opposer aux agressions biologiques qui
menacent notre santé, suppose d'être capable de juger quand et pourquoi
la référence à la nature est bonne, mais aussi quand elle est
pénalisante, ou déraisonnable.
(*) Le simplisme tient en fait à l'emploi
de l'article défini: LE progrès,
LA nature. Si on ne précise pas ce qu'on entend par progrès, ou par
nature, on tombe dans la controverse religieuse. (retour)
(**) On notera au passage que parmi les
adeptes de ce progrès, certains
présentent l'évolution technico-économique comme inéluctable, parce que
"naturelle". C'est une remarquable incohérence d'entendre les partisans
du libéralisme économique invoquer ainsi la naturalité des logiques de
marché ou de progrès technique (la nature humaine étant de dominer la
nature) pour refuser l'interventionnisme économique et s'opposer à des
règles de respect de l'environnement. (retour)
(***)Par contre, certains n'ont pas
manqué
par la suite de tirer argument des logiques darwiniennes (un peu
simplifiées) pour promouvoir une compétition sociale sans merci censée
faire évoluer nos sociétés vers le bien. (retour)
(****) L'idée ordinaire du progrès,
assimilé souvent à toute innovation (technique ou
culturelle) est simpliste. Le progrès, si on tient à ce mot, devrait
être
jugé en termes de bien, et non
selon le postulat naïf que toute nouveauté serait par principe
supérieure à ce
qu'elle prétend remplacer. Le progrès devient alors une notion morale
difficile à
cerner, à fortiori quand on s'avise que le bien-être humain est
tributaire du "bon état" de la nature. Le bilan moral de
l'évolution de nos civilisations
est tout sauf simple, et si on veut encore que la démocratie ait un
sens, il faut qu'il soit possible de faire le tri entre le meilleur et
le moins bon, progresser dans le bien-être et l'émancipation tout en
assumant notre responsabilité envers les générations suivantes et la
bonne santé de la biosphère, et pas seulement progresser en puissance,
en vitesse ou en productivité. (retour)
(*****) Des cycles naturels d'ensemble se
perpétuant et évoluant de façon progressive plutôt que chaotique, des
crises localisées aux répercussions modérées, une biodiversité capable
d'assurer la résilience de l'ensemble en cas de crise forte. (retour)
11. Comment j'ai
vu le Brésil
début janvier 2014
Le temps a passé depuis mon retour du
Brésil, où j'ai passé deux mois
principalement dans l'état de Sao Paulo avec une incursion touristique
vers Ouro Preto dans le Minas Gerais.
Bonne occasion de réfléchir un peu au colonialisme, avec
entre autres éclairages celui de Tocqueville (*),
lu pendant le séjour, puis au retour le carnet
d'expédition du dessinateur Hercule Florence (**)
On peut dire que le Brésil représente la quintessence du cas colonial:
Tropical, immense, doté d'une nature très généreuse, assez peu
peuplé, il a été colonisé par un petit pays de navigateurs, le
Portugal, pour y
développer une
économie reposant sur l'exploitation forestière, la canne à sucre, les
minéraux précieux, puis le café et le caoutchouc. Ne parvenant pas à
asservir les populations locales, le colonisateur s'est fourni en
esclaves en pratiquant la traite négrière. Au Brésil,
l'indépendance et
la fin de l'esclavage sont advenues assez pacifiquement (même si les
grands
propriétaires ont été sans scrupules pour défendre leur pouvoir en
embauchant des milices pratiquant la violence armée. Malgré cette
histoire relativement peu
conflictuelle, et même si le racisme n'a pas été aussi fort que
dans les pays de colonisation anglaise (le métissage y est important),
le Brésil reste aujourd'hui un pays extrêmement inégalitaire. Un
géographe l'a même
décrit comme une combinaison de Suisse, de Pakistan et de Far West.
La mondialisation de ces dernières décennies et l'entrée du
Brésil dans le peloton des pays émergents ont rendu ces inégalités
extrêmement voyantes. Une classe d'ultra-riches sans complexes fait
modèle pour la classe moyenne montante, tandis que le petit peuple
réduit à la précarité et à la débrouille, fait ce qu'il peut pour
échapper à la misère, qui est loin d'avoir disparu.
La main d'oeuvre
n'étant
pas chère, les petits boulots fleurissent, et il est considéré comme
normal (pour peu que cela soit à votre portée) de recourir à tous ces
petits services qui
facilitent la vie (gardiens de parking improvisés ou officiels,
collecte des
déchets, porteurs de colis et de messages, emplois domestiques pour la
maison, pour les enfants et même pour les chiens).
Le pouvoir fédéral est lointain, les pouvoirs locaux sont souvent
corrompus ou peu efficaces. L'école publique est dégradée, le
développement urbain est très mal,
voire pas contrôlé, les lois sociales restent embryonnaires, et on voit
pulluler l'emploi
précaire, l'exclusion urbaine et la débrouille. Cette situation
entretient une grande défiance envers la puissance publique, et pousse
à la
gestion privée des fondamentaux de la société. Sociétés de sécurité,
écoles et universités privées, rues et lotissements fermés, sans parler
des circuits de santé ou des clubs de loisirs et de sport, assurent à
ceux qui peuvent payer une qualité de vie que l'état ou la commune ne
peuvent fournir. Quand on a
les moyens (argent, pouvoir de nuisance, ou proximité avec les
gouvernants) on peut jouer de l'influence en toutes occasions, pour
obtenir
des papiers par l'entremise d'un "despachante", ou pour que des
intérêts personnels ou de groupe soient favorisés par un pouvoir local.
Mais lorsqu'on paye ainsi une multitude de services et de commodités,
on admet mal de payer des impôts, d'autant plus qu'une part notable de
cet argent public
(pas toujours bien géré) est consacrée à des
programmes d'aide sociale aux plus pauvres certes efficaces, mais
dénoncés dans les médias
comme un encouragement démagogique à la paresse. C'est ce
mécontentement qui a donné de l'ampleur aux manifestations en juin
dernier alors que tout avait commencé à cause du prix des transports
publics.
Si les favelas (bidonvilles)
semblent peu à peu évoluer vers des constructions moins précaires,
elles sont rejetées de plus en plus loin des
centres urbains par la logique du marché immobilier, et dans le même
temps, on voit aussi se multiplier les condominios fechados
(lotissements fermés) parfois de très grand luxe, à l'intérieur
desquels la richesse s'étale sans complexe: parcs idylliques avec
golfs et restaurants-clubs, semés de vastes villas aux annexes
multiples,
piscines, garages, gymnases, logements de domestiques, etc... Dans ce
monde, on
ne se refuse rien, d'autant que dans cet entre soi, la compétition de
l'ostentation va bon train. Ce sont les opportunités de la promotion
immobilière qui répartissent les classes sociales sur le terrritoire,
car il y a des lotissements fermés pour toutes
les couches à partir de la classe moyenne. En
marge des villes et sans égard pour la cohérence de
l'urbanisme se forment des poches isolées, à la sociologie homogène, et
elles investissent aussi la campagne, loin des nuisances du centre
qu'on rejoindra
au besoin en voiture par l'autoroute proche ou même en hélicoptère. La
classe supérieure en pleine expansion
dispose du reste de plusieurs résidences et n'hésite pas à courir la
planète entière, pour affaires, pour le tourisme ou même le shopping
(il est par exemple de bon ton d'aller en Floride pour acheter des
vêtements d'enfants).
Le Brésil n'en est pas encore à penser
ses limites. Il lui reste des
territoires à défricher, des champs de pétrole off shore à prospecter,
de la viande et des agrocarburants à exporter, et ces perspectives
d'avenir (***) confèrent un optimisme qui aide
grandement
à faire supporter bien des injustices pourtant criantes. Dans ce monde
en perpétuelle mutation, chacun, même le plus pauvre pense avoir sa
chance, ou à défaut voir ses enfants en bénéficier. Mais malgré une
gentillesse au quotidien héritée du paternalisme colonial, la société
brésilienne ne respire pas l'harmonie. Une multitude d'églises
prospèrent sur la soif d'espoir, dispensant à doses variables du lien
social et des services, et profitant surtout d'une fiscalité
privilégiée. L'injustice et la violence
guettent, trahies par les réflexes sécuritaires qui interdisent de
sortir seul trop tard, de fréquenter certains quartiers, d'ouvrir les
vitres de sa voiture en attendant au feu rouge.
Parallèlement à cette évolution peu avenante, on voit cependant émerger
d'autres façons d'envisager l'avenir, et un certain intérêt pour des
formes d'économie plus durables. Des
initiatives pour sortir les pauvres de leur condition, pour favoriser
la production locale de nourriture, pour redistribuer (un petit peu)
les terres, se font jour, sans toutefois concurrencer l'agrobusiness
surpuissant qui domine dans les campagnes. La contradiction est
patente, et se traduit par deux ministères de l'agriculture séparés,
l'un soutenant l'exploitation productiviste, l'autre aidant les petits
producteurs familiaux.
Quelques courageux se lancent aussi
dans la défense d'une biodiversité
encore très riche, mais fortement menacée par le développement
économique accéléré. La fierté nationale pour ce patrimoine naturel
leur donne une audience, mais la récupération commerciale embrouille
aussi les choses. Au Brésil (comme dans d'autres pays),
on est frappé par l'absence
totale de grâce (pour ne pas dire la franche laideur) de la modernité
galopante, qui, à de rares exceptions
près, submerge sans ménagement les beautés de la nature (****) ou les
restes de
l'ancienne culture coloniale baroque. Le plus souvent, on se satisfait
aisément d'une esthétique commerciale superficielle, où les stéréotypes
du bonheur consommatoire international se colorent d'un exotisme facile
et séducteur. De tout ce fatras émergent quelques perles: morceaux de
nature ayant échappé aux grands travaux ou à l'extension de la
monoculture, anciennes villes baroques, architecture moderniste du
milieu du XXe siècle.
En fin de compte, au delà des retrouvailles avec des amis de longue
date, ce
voyage aura été l'occasion de mesurer l'héritage parfois lourd du
colonialisme et d'en observer les nouvelles formes (car il est loin
d'avoir disparu). Il aura confirmé, bien à rebours de ceux qui résument
le bonheur des peuples à leur taux de croissance, combien il faut être
nuancé quant aux bienfaits de la
croissance économique contemporaine.
(*) De la démocratie en Amérique. Plutôt
qu'un éloge des institutions des Etats-Unis, j'y ai lu une inquiétude
sur le devenir de sociétés d'entrepreneurs et de commerçants sans
réelle élite culturelle ni politique, et surtout une description sans
complaisance des mécanismes d'appropriation des terres par les immigrés
d'Europe. Il y est dit notamment que les Indiens ne possèdent pas la
terre, car ils ne font que l'occuper... (retour)
(**)Hercule Florence, jeune français
épris de voyages, avait été engagé comme dessinateur dans une
expédition scientifique qui par un itinéraire fluvial, partit en 1826
de Sao Paulo vers le Mato Grosso pour redescendre ensuite jusqu'à Belem
par le Tapajos, un affluent de
l'Amazone. Sa rencontre avec les beautés de la nature, les colons de
l'intérieur et surtout avec différents groupes d'indiens est rendue
encore plus vivante par ses dessins remarquables de rigueur
descriptive. (retour)
(***) avenir à court terme, toutes ces
"opportunités" peu durables n'offrant guère de perspective au delà de
quelques décennies. (retour)
(****) Une simple exploration Google
earth
permet notamment de voir que les cascades qui avaient exalté Hercule
Florence ont bien souvent disparu au profit d'aménagements
hydroélectriques. Quant aux petites villes de l'intérieur, il n'est pas
sûr qu'il les préfèrerait modernes et peuplées que perdues et
pionnières. (retour)
10. Vive le
sport ?
début décembre 2013
Le journal auquel je suis abonné a cru me faire plaisir en m'offrant de
recevoir gratuitement pendant un mois le quotidien le plus vendu de
France. Ce quotidien, c'est L'Equipe, ce qui me donne
l'occasion de dire ici tout le mal que je pense de la survalorisation
actuelle du sport dans notre société. Il n'est pas ici question du
sport comme pratique personnelle bienfaisante, mais du sport comme
spectacle populaire, c'est-à dire de la version contemporaine des jeux
du cirque de la Rome antique. C'est ce rôle de spectacle qui mène à
toutes les dérives qui rendent aujourd'hui le sport si
détestable:
• afflux d'argent issu de la publicité, via les droits de
retransmission, les annonces ou les produits dérivés, détournement des
images pour stimuler la consommation (et la boucle est ainsi bouclée),
• pratiques douteuses induites par l'accumulation des
intérêts (triche, dopage, achat de sportifs via les sponsorings et le
mercato), malgré l'affichage en vitrine d'une morale du mérite de la
discipline et de l'effort
• image biaisée de la bonne santé par l'exhibition de corps
élevés hors-sol et surentraînés
• entretien d'une "actualité" sous tension permanente (le petit
poucet parviendra-t-il à vaincre l'ogre favori?) mais en réalité
totalement stéréotypée, et assortie de commentaires d'un niveau
affligeant.
• exacerbation permanente des pulsions chauvines les plus
primaires, notamment dans les sports d'équipe, qui détournent ainsi le
sens du collectif vers le tribalisme le plus régressif.
Cela ne serait rien si ça ne prenait pas tant de place, mais il suffit
d'écouter un journal d'informations sur une radio généraliste (surtout
au lendemain du week-end) pour constater l'envahissement.
Le sport est une véritable religion
d'aujourd'hui, et elle est en
partie mondiale (pour certains de ses évènements). On parle à juste
titre de grand'messe (*), de culte, de
temples, de martyrs, de dieux. Le
sport a ses rituels, ses superstitions, sa mythologie, ses fétiches,
ses grands prêtres, ses exégètes. Le destin des sportifs est fait de
révélations, de miracles, de descentes aux enfers (pour ne pas dire de
calvaires), de rédemptions et même de résurrections.
Cette religion est selon la formule de Marx un opium du peuple,
largement distribué par les médias, eux-mêmes tributaires de la manne
publicitaire. Elle nous raconte que le monde est compétition, que la
compétition est loyale, qu'il y a des règles, un honneur, du mérite,
des vainqueurs. On glorifie l'esprit d'équipe, mais les destins
individuels sont valorisés, les héros sont au panthéon et les
déchus rejetés aux oubliettes. Elle nous raconte un progrès, marqué par
les records qui tombent (de moins en moins souvent, il faut le
dire). Comme toute religion, c'est un moyen de "tenir" les
peuples, chargé d'enjeux de pouvoir (ou d'argent, ce qui revient un peu
au même). On ne doit donc pas être surpris des hypocrisies, du double
langage, de la tromperie qui polluent le sport spectacle. Derrière la
façade de la morale du sport, se développent toutes sortes de pratiques
peu morales, voire franchement immorales, qu'on fait mine de
redécouvrir lorsque les scandales éclatent au grand jour.
Comme pour les religions officielles, chaque fois que le débat
ressurgit, après des révélations scandaleuses ou après une injustice
flagrante, les pompiers accourent au secours de l'institution, et
déploient des trésors de jésuitisme pour ne pas casser la machine à
rêver, ne pas "jeter le bébé avec l'eau du bain", (même si on proclame
haut et fort la nécessité de nettoyer les écuries d'Augias), et
remettre à plus tard une remise en cause de plus en plus urgente.
Si les totalitarismes n'ont pas manqué d'utiliser le sport pour
l'embrigadement des masses et la fabrication de l'homme nouveau, n
'oublions pas que la morale propagée par le sport, essentiellement
fondée sur la compétition (loyale ?) et le dépassement de soi
sert remarquablement bien l'enrôlement des populations dans la
compétition
économique capitaliste. Il n'est pas fortuit que les grandes équipes de
football aient été pour la plupart associées aux agglomérations
industrielles, et on ne doit pas s'étonner que les sports les plus
populaires soient ceux qui mettent en lumière des ascensions sociales:
football, cyclisme et boxe notamment.
Déjà dans les années 1920, George Orwell s'inquiétait de la
contamination du
sport par les nationalismes et dénonçait une pratique qui "n'a rien à
voir avec le fair-play", et qui "déborde de jalousie haineuse, de
bestialité, du mépris de toute règle, de plaisir sadique et de
violence". Il ajoutait: "le sport, c'est la guerre, les fusils en
moins".
Peu à peu, les mécènes paternalistes d'autrefois ou les écuries
nationales cèdent la place à des investisseurs aux dents longues,
capables de tout acheter, talents, vertus, honnêteté, dont le but
essentiel est de captiver les
foules devant les écrans et d'engranger les recettes.
Aujourd'hui, le sport fait plus que jamais modèle, il suffit pour s'en
convaincre de remarquer les nombreuses références sportives dans la
langue des gestionnaires, d'évoquer les supposés mérites de la
"diplomatie du sport", ou d'observer avec quelle candeur les patrons
excusent leurs revenus indécents en les comparant à ceux des joueurs de
foot ou de tennis. Il suffit aussi de voir comment tout personnage
officiel se doit de montrer qu'il partage avec tous l'intérêt voire
l'enthousiasme pour les tribulations des stars du sport.
Face à cette saturation qui est loin d'être fortuite et innocente, on
se prend à regretter Churchill, qui à 80 ans, dans une citation
(contestée) osait afficher son mépris en expliquant sa longévité par le
whisky, les cigares et "no sport".
(*) Par un retournement singulier, la
célébration de Nelson Mandela, qui aurait dû être une véritable
grand-messe internationale, a eu lieu au son des vuvuzelas dans le
"Soccer Stadium" de Johannesburg (et il en a été de même de grands
rassemblements à l'occasion des voyages du pape). (retour)
9. En avant, fuyons !
fin octobre 2013
Après quelques temps de pause, marqués notamment par un voyage de deux
mois au Brésil sur lequel je reviendrai dans un prochain billet, je me
remets à mon clavier.
Sur le site de Bastamag (une lecture à recommander) je suis tombé sur
un article (*) faisant le point
sur la géo-ingénierie.
Sous ce terme, on désigne des techniques
plus ou moins hypothétiques cherchant à produire une modification (dans
ce cas supposée favorable) du climat. Pour répondre au problème
climatique engendré par les gaz à effet de serre d'origine humaine
(seule "géo-ingénierie" effective, involontaire et inquiétante), ces
techniques nous suggèrent donc d'intervenir à grande échelle sur
certains facteurs, par exemple en capturant du gaz carbonique pour un
stockage à long terme (sans fuites ?), ou en dispersant massivement
dans l'atmosphère de produits destinés à réduire l'absorption des
rayons solaires, ou encore en déversant du fer dans l'océan et stimuler
ainsi l'activité du phytoplancton censé alors absorber plus de CO2.
On peut mesurer la complexité du fonctionnement du système climatique
au temps qu'il a fallu au monde scientifique pour établir la réalité du
phénomène, pour arbitrer les multiples controverses, et pour se
convaincre de la nécessité d'alerter l'humanité sur les conséquences
hélas probables de nos rejets massifs dans l'atmosphère. Depuis que
cette question est devenue un enjeu majeur, notre compréhension dans
ces domaines a fait de grands progrès, mais elle est encore très loin
d'autoriser le risque d'un pari aussi fou que ceux que nous proposent
ces "géo-ingénieurs" (un terme qui trahit bien à quel niveau de
mégalomanie ils se situent).
Ces docteurs Folamour qui proposent de traiter la question climatique
par des solutions si extraordinairement imprudentes ont généralement
des voisinages d'intérêt, voire des connivences avérées, avec les
partisans du "business as usual",
ceux-là mêmes qui se refusent à admettre que la solution la plus sage
(même si elle n'est pas la plus simple à penser) consiste à convaincre
la civilisation moderne de revenir à une certaine sobriété et de se
réorienter vers les énergies décarbonées et renouvelables, et à l'y
aider. Ce sont plus ou moins les mêmes qui cherchent obstinément à
généraliser l'exploitation des gaz de schiste en exerçant à tous les
niveaux un lobbying forcené, qui trouve des échos complaisants et
répétés dans une presse peu ouverte aux enjeux de long terme (**).
Tandis que les négationnistes du
changement climatique veulent freiner une prise de conscience
salutaire, les partisans de cette géo-ingénierie tentent d'attirer les
décideurs et l'humanité dans une fuite en avant aveugle aux leçons
environnementales de deux siècles d'industrie et d'escalade de
puissance. Ils les incitent à prendre des risques totalement
irresponsables, aussi bien par l'échelle d'intervention démesurée que
par l'extrême complexité de réaction du système climatique.
Redisons-le encore une fois, le
problème climatique nous oblige, si nous voulons rester dans les
limites d'une dérive encore relativement prévisible, à laisser
volontairement dormir dans les sous-sols la majeure partie des réserves
de charbon, de pétrole ou de gaz restantes, sans compter sur leur
épuisement (ou même seulement leur raréfaction) pour nous forcer
à la conversion écologique.
(*) http://www.bastamag.net/article3404.html
(retour)
(**) Au passage, on peut souligner que
cette insistance pour exploitater les gaz de schiste en Europe ou
ailleurs doit beaucoup au retournement prématuré de la conjoncture aux
Etats Unis, qui oblige les foreurs à chercher d'autres terrains
d'action. Il apparaît de plus en plus que le boom des gaz de
schiste a tout d'une bulle spéculative court-termiste. (voir les
articles de Genviève Azam dans Politis n° 1274, ou de Mathieu Auzanneau
sur son blog du Monde.fr). (retour)
http://petrole.blog.lemonde.fr/2013/10/01/gaz-de-schiste-premiers-declins-aux-etats-unis/
http://findupetrole.canalblog.com/archives/2013/04/18/26952214.html
8. Extension du domaine de la ville
mi-juin 2013
Un peu partout se joue un combat aujourd'hui assez inégal, celui de la
ville contre la campagne. Le projet d'aéroport à Notre Dame des Landes
près de Nantes est un exemple emblématique. Il suffit d'observer
comment s'est transformé le territoire au voisinage des aéroports plus
anciens, initialement installés (pour cause de nuisances) dans
des espaces encore non urbanisés pour comprendre que l'aéroport est
aussi un pionnier de la conquête des campagnes par les villes.
L'aéroport suscite des activités annexes (services, commerces,
logistique, etc...) et donc des emplois, il est relié par des
transports à la ville qu'il dessert et malgré les distances imposées
par le bruit et la sécurité, l'urbanisation fait pression pour
exploiter à sa façon ces terrains peu chers, opportunément situés sur
les circuits économiques. La pompe est amorcée et le reste suit,
rendant la ville encore plus étendue et tentaculaire.
Un autre combat emblématique a lieu au sud de Paris, sur
le plateau de Saclay, dont la fonction agricole est menacée par des
projets d'extension du pôle scientifique associés au passage d'un
nouveau métro. Mais de façon plus ordinaire un peu partout, à une
distance calculée des villes moyennes, ou près des points névralgiques
du réseau autoroutier, des lotissements se greffent aux petits villages
ruraux qui deviennent peu à peu des territoires de grande banlieue. La
ville repeuple la campagne vidée par les transformations de
l'agriculture, et assez rapidement, aux lotissements en plein champ
succèdent les implantations d'artisanat ou de petite industrie, les
zones d'activités, centres commerciaux de divers types, ou parc de
loisirs.
Alors que l'économie agricole, limitée
par la productivité naturelle du territoire, est en perte de vitesse,
les villes, lieux de pouvoir et surtout d'une richesse économique
gonflée par l'ingénierie financière, se peuplent de plus en plus (*). Le commerce de grande distribution permet de
les nourrir sans dépendre de la campagne environnante. Peu à peu, faute
de pouvoir tirer assez de revenus de l'agriculture, le territoire rural
offre donc d'autres services aux urbains: tourisme, détente, mais aussi
et plus généralement espace abondant et peu cher. Ce phénomène de
"rurbanité" (selon un vocable forgé par certains spécialistes) se
généralise, ce dont témoigne par exemple un photographe comme Raymond
Depardon ou les cinéastes Kervern et Delépine. De façon plus
méthodique, on voit sur les cartes se dessiner la déshérence de
nombreuses petites bourgades et la constitution de grandes auréoles
autour des villes moyennes. Le récent livre "Le mystère français"
d'Hervé Le Bras et Emmanuel Todd est à ce sujet assez démonstratif.
On peut voir dans ces nouvelles formes de relations ville campagne une
perspective heureuse, et taxer de passéistes ceux qui déplorent les
paysages gâchés par l'architecture stéréotypée des lotissements, des
hangars ou des enseignes franchisées (sans même parler des divers
aménagements routiers qui leur sont immanquablement associés). Mais on
peut aussi voir que maintenant qu'ils sont automobilistes, les dominés
économiques, employés et artisans notamment, sont rejetés de plus en
plus loin de la ville, et qu'ils ne peuvent accéder au confort qu'ils
désirent qu'au prix d'un gros budget carburant et dans le huis clos
familial et télévisuel qui résulte de cet urbanisme. Les sociologues et
politologues qui scrutent la montée des extrêmes montrent bien comment
rurbanité et malaise social se correspondent en grande partie. Les
territoires de socialisation structurés autour de l'école, du commerce
quotidien, ou du voisinage ont éclaté avec la remise en question des
distances par la voiture pour tous ou par les télécommunications
faciles.
A-t-on seulement la moindre idée de la remise en cause que subiront ces
territoires sous l'effet d'une pénurie drastique de carburant?
Seront-ils des lieux de crise et de révolte, ou au contraire,
verront-ils émerger de nouvelles formes d'alliance entre ville et
campagne. Il y aura probablement des deux, mais comment faire dominer
l'éventualité la plus heureuse ?
(*) Le développement démographique des
villes est général à l'échelle mondiale, et s'il correspond à une
certaine vision de la prospérité économique, il est aussi source de
déséquilibres et de difficultés: misère sociale des bidonvilles,
nécessité d'une agriculture à très faible main d'oeuvre, donc
dépensière en énergie et en intrants, dépendance des villes du commerce
à grande distance pour leur approvisionnement, débauche énergétique des
grandes métropoles, etc... (retour)
7.
Idéologie, réalisme (une fois de plus)
mi-mai 2013
Dans la chronique scientifique de
Libération du mardi 14 mai, Sylvestre Huet rapportait que
l'observatoire de Mauna Loa à Hawaï vient d'enregistrer que la
teneur en CO2 de l'atmosphère venait d'atteindre le
seuil symbolique de 400 ppm (*). La teneur
atmosphérique en CO2 est un facteur bien identifié du
changement climatique, dont l'augmentation est due en grande partie aux
activités industrielles recourant au carbone fossile, et à la suite des
sommets de Rio et Kyoto, des engagements avaient été pris pour en
ralentir la croissance, et même l'inverser dans les décennies qui
viennent. Le seuil franchi aujourd'hui correspond à une augmentation de
25% dans les cinquante dernières années, ou encore de 7% depuis dix
ans ce qui est un nouvel indice du peu de poids actuel de la
question climatique face aux logiques économiques qui gouvernent le
monde. Cet enjeu majeur est au coeur de l'opposition
incontournable entre écologie et croissance économique.
A l'évidence, pour de nombreux gestionnaires et commentateurs, la
"science économique" semble plus ancrée dans la réalité que la physique
de la biosphère, puisqu'il leur paraît irréaliste d'accorder à la dette
écologique une priorité sur la dette financière. Pour eux, dans ces
temps de crise financière, ceux qui persistent à demander que la
politique n'oublie pas les avertissements du GIEC et les prenne en
compte sérieusement seraient les adeptes ou les victimes d'une
idéologie "réchauffiste" hostile au Progrès.
La climatologie serait donc une idéologie et l'économisme un réalisme ?
De quel côté se situe l'idéologie?
Ces supposés "idéologues réchauffistes" argumentent à partir d'une
connaissance scientifique fondée sur une physique solidement établie,
sur des observations multiples et concordantes et sur des simulations
prospectives relativement convergentes, et on notera qu'ils n'ont
commencé à intervenir dans le débat public qu'après un temps assez long
de doute méthodique, lorsque leurs conjectures sont peu à peu devenues
des certitudes. Est-on dans l'idéologie? C'est pourtant ce qu'affirment
(entre autres) certains commentaires des articles
Terre-Climat-Environnement du blog de Sylvestre Huet, qui il est vrai
n'a pas hésité à dénoncer publiquement et avec force arguments
l'imposture de climatosceptiques trop médiatiques.
A l'opposé, dans la majorité des milieux
économiques, on prône la croissance par la compétition, l'exploitation
du gaz de schiste (**), et de façon plus
générale l'urgence d'un attentisme prudent en matière de conversion
écologique. Cette attitude s'appuie sur des "vérités économiques" dont
une partie a certes été confirmée par des faits observés (en
général sur des périodes limitées), et dont une autre partie a
largement été infirmée: l'histoire de l'économie est riche en paradoxes
et en crises non prévues ou mal expliquées. Cette "science" dont la
branche dominante consacre beaucoup d'efforts à défendre le système
capitaliste contre les critiques sociales, environnementales ou
morales, affirme avoir pour objet principal l'étude supposée neutre des
flux de valeur. Or la définition même de valeur économique est en
réalité problématique, car pour rendre possible le raisonnement (sous
forme principalement mathématique) on doit adopter des hypothèses qui
ignorent, déforment et même contredisent la réalité anthropologique.
Ajoutons que la monnaie qui permet d'exprimer la valeur n'est au fond
qu'une convention sociale destinée à faciliter des échanges (ce que
traduit bien le terme de fiduciaire qu'on lui applique). La "réalité"
de la valeur monétaire est donc bien fragile. Les folies financières
qui agitent le monde montrent à l'envi le décalage abyssal qui s'est
creusé entre l'économie financière dominante et l'économie réelle (***). N'y aurait-il donc pas une idéologie
dissimulée derrière cette économie dont le statut de science peut
légitimement être contesté, mais qui n'hésite pas à énoncer des lois
universelles ? Si on regarde où et pour qui on enseigne l'économie, et
même s'il existe d'autres écoles de pensée largement minoritaires, on
ne peut qu'être conforté dans cette idée.
Pourquoi faudrait-il alors accorder plus de crédit aux courbes
économiques qui servent d'arguments dans bien des débats qu'aux courbes
géophysiques publiées par les climatologues? Où doit-on prendre la
température de la planète? A Wall-Street ou à Mauna Loa? Les courbes
économiques traduisent au mieux quelques siècles d'activité humaines et
dévoilent des causalités souvent douteuses, les courbes des
climatologues courent sur plusieurs millénaires et ont maintenant
acquis une assez bonne cohérence avec les modèles explicatifs. Le
réalisme aujourd'hui ne consiste-t-il pas à être quelque peu
éconosceptique?
(*) ppm = parties par million. Le site de cet
observatoire sur un sommet isolé au milieu du Pacifique a été
précisément choisi pour son éloignenemnt des influences industrielles.
On y relève la teneur en CO2 de l'atmosphère depuis 1957 (retour)
(**) Voir les récentes interventions publiques
de Laurence Parisot, patronne du MEDEF (retour)
(***) la seule
distinction entre économie
financière et économie réelle est en soi un sujet crucial
d'interrogation (retour)
6.
Mensonges, morale, argent
mi-avril 2013
Le mensonge sous des formes multiples et la volonté de moraliser les
pratiques ou les institutions ont beaucoup occupé l'espace public ces
derniers temps.
Rapprocher ici l'affaire Cahuzac, le cheval dans les lasagnes, les
prothèses mammaires frelatées ou les prêts toxiques peut sembler
hasardeux, mais dans ces quatre cas, je vois un moteur commun, en
l'occurrence l'appétit d'argent.
Sans même parler des trafics illicites (drogues ou armes), du
financement des partis politiques ou de l'influence des patrons
d'industrie dans les médias, de nombreux autres exemples
démontrent le
pouvoir corrupteur de l'argent: rappelons-nous les "réfutations" sur la
nocivité du tabac, de l'amiante ou du médiator, le soutien des lobbys
du pétrole au climatoscepticisme, le triple A attribué par les agences
de notation
à certains titres spéculatifs (Enron, Madoff, ...) jusqu'à la veille de
leur faillite, etc.
Le mensonge peut être caractérisé, mais le plus souvent, il prend la
forme d'oublis opportuns (mensonges par omission), de désinformation,
de communication au vocabulaire ambigu calibré habilement pour ne
pas donner prise à la justice. Ce travail du mensonge est même un
business reconnu, à commencer par la publicité omniprésente, dont les
messages sont en forte proportion mensongers, mais aussi l'activité des
communicants et des
lobbyistes divers.
D'habitude, on fait mine de ne pas être dupes, on sait qu'il ne
faut pas croire à la pub, on refuse de se laisser endormir par la
langue de bois, on reste sceptique devant les protestations de bonne
foi des margoulins, et on s'accommode avec plus ou moins de tolérance
de cette pollution mentale. Mais cette fois ci avec l'affaire Cahuzac,
le mensonge est frontal (les yeux dans les yeux) et de plus
solennel, c'est pourquoi logiquement, il mobilise les commentateurs,
suscite
l'indignation et déclenche en retour les aspirations moralisantes.
Le pouvoir sommé de réagir parle de susciter un "choc" de moralisation,
ou comme on dit un "sursaut moral", au risque de donner prise au
dénigrement que notre époque plus ou moins libertaire ou cynique a
élaboré pour disqualifier les tenants d'un ordre moral réactionnaire.
Sans récuser l'effet d'affichage des
opérations transparence
ou traçabilité, qui traitent le fait lui même mais non ses causes, il
faudrait surtout neutraliser le principal facteur de corruption et
s'attaquer sérieusement à la toute puissance de l'argent, qui comme
chacun sait, n'a
ni odeur, ni morale. En effet comme l'explique très clairement André
Comte
Sponville (*), le capitalisme a pour but
central le profit et n'a
que faire de la morale, ce qui permet de comprendre pourquoi il ne
cesse
de recourir à toutes sortes d'expédients pour contourner la loi,
surexploiter l'homme et la nature, et aussi
tromper le gogo. En appeler à la morale du capitalisme est donc naïf et
illusoire (ce qui veut dire qu'il est nécessaire de l'encadrer, au nom
du droit et surtout de la morale) . D'autres auteurs ont une
présentation assez voisine,
montrant que la "morale" capitaliste est construite sur le postulat
cynique d'un égoïsme universel dont les méfaits peuvent être évités
grâce à l'alchimie merveilleuse du
marché qui transmuterait les égoïsmes multiples en bien commun, et cela
d'autant mieux qu'il serait laissé libre. La doctrine libérale
compte en principe sur les contre-pouvoirs (opinion, presse, justice,
etc...) pour tempérer les "dérives", mais justement, beaucoup a été
fait ces dernires décennies pour déséquilibrer le rapport de force en
faveur des puissances d'argent. L'opinion est manipulée par la
communication, la presse est tenue sous tutelle financière, et la
justice
est instrumentalisée par toutes sortes de conseillers juridiques.
A l'évidence, l'argent qui au départ était une commodité dans les
échanges est devenu, par son universalité et son internationalisation,
le facteur premier du pouvoir. Le développement récent et spectaculaire
de l'ingénierie financière a poussé cette logique à son paroxysme.
Remettre le monde de l'argent à sa
place, faire la chasse aux "mécénats" intéressés, aux conflits
d'intérêt, refuser la "gratuité" financée par la publicité, cesser de
confier des services publics aux logiques d'intérêts privés, limiter
l'espace et les dépenses consacrés à la "communication" commerciale,
prélever des taxes pour donner de vrais moyens et une indépendance aux
organismes de contrôle, il
y a là un vaste chantier d'assainissement de nos démocraties qui d'une
concession à l'autre, ont fini par ressembler dangereusement à des
oligarchies.
En France, l'opinion sur les riches évolue, on sent qu'une certaine
fascination fait de plus en plus place au soupçon, au ressentiment,
voire à de la
franche hostilité. En même temps, dans les débats, le discours
anti-riches, primaire ou argumenté, se confronte aux partisans du statu
quo qui par l'amalgame des véritables ultra-riches avec la classe aisée
au sens large entretiennent la confusion entre accumulation cupide et
épargne vertueuse. Il est intéressant à ce
sujet d'observer les commentaires sceptiques ou narquois qui ont
accueilli la publication des patrimoines des ministres.
Evidemment, remettre la finance et
l'argent à leur place et couper certains liens d'influence malsains, ça
coûtera quelques emplois de traders, de conseillers en communication ou
d'avocats d'affaires, mais comme on dit dans la langue libérale, ce
sont
des destructions créatrices. Et surtout (et c'est là le
principal) il se trouve par une opportune coïncidence que la folie
financière et la course au profit qui sont
jutemement au premier rang des causes (**) dans
les grands problèmes
mondiaux que sont la crise
économique et surtout la crise écologique. Pire, l'influence démesurée
des milieux d'argent (***) joue un rôle majeur
dans la non
résolution de ces crises.
(*) Le
Capitalisme est-il moral? dans ce livre,
il énonce notamment que le faisable, le légal et le moral (ainsi que
l'éthique) relèvent de trois (quatre) ordres différents, hiérarchisés,
qu'il
convient de ne pas confondre ni inverser, faute de quoi on verse dans
l'angélisme ou la tyrannie. (retour au texte)
(**) voir notamment les livres d'Hervé Kempf.
(retour au texte)
(***) A titre d'exemple, on peut comparer la
place donnée dans les médias aux questions économiques et aux questions
d'environnement: dans un exemplaire du Monde pris au hasard, sur 28
pages, une demie page "planète", deux à quatre pages "économie" et
environ trois pages de publicité. (retour au texte)
5. Transition
énergétique
fin mars 2013
A relativement bas bruit se déroule en ce moment le débat sur la
transition énergétique.
De temps à autre, les médias nous gratifient d'une émission débat, ou
les bulletins d'informations rendent compte (rapidement) de
manifestations en mémoire de la catastrophe de Fukushima. Mais alors
que le problème principal est celui du carbone fossile dont l'emploi
n'est pas soutenable, ce débat est polarisé en France autour de la
question du nucléaire, généralement opposé de façon simpliste à
l'éolien.
Cette spécificité française tient évidemment au fait que, contrairement
à tous les autres pays du monde, nous produisons les trois quarts de
notre électricité par le nucléaire, technologie clivante entre toutes,
mais qui ne concerne que la production électrique. L'opposition
récurrente entre écologistes et nucléocrates fait oublier le principal.
Ce principal, c'est que comme les autres pays développés, nous vivons
dans un gaspillage énergétique permanent, autorisé jusque là par
l'approvisionnement facile en pétrole pas cher, consubstantiel à notre
civilisation contemporaine ignorante de la géographie et des
contraintes environnementales. Le moteur de cette civilisation, c'est
l'appât du gain, dont la quintessence est l'économie financiarisée:
cette phynansphère colonise en quelque sorte les pays et les peuples et
les met en concurrence au service d'un système marchand qui abuse des
transports et fait main basse les ressources naturelles. Dans son
action, la phynansphère est relayée par des dirigeants complaisants ou
contraints, nommés selon un cérémonial démocratique qui entretient
l'illusion de leur pouvoir.
Le pouvoir en réalité, il est dans les couloirs des assemblées et les
antichambres de ministères, dans les officines qui organisent colloques
et dîners, dans les associations d'anciens élèves de grandes écoles où
se côtoient les décideurs de tout poil, menant une vie hors sol, dans
l'entre soi, loin des réalités concrètes et quotidiennes qui font la
vie du commun des mortels.
Bien ou mal intentionnés, tous ces politiciens, gens de média,
économistes ou managers n'ont de la crise qui vient qu'une vue biaisée
par les intérêts de pouvoir ou d'argent, que des échos étouffés par le
capiton des portes, et n'agissent qu'avec la perspective principale du
maintien à court terme de la logique qui leur a si bien réussi.
Pour tous ceux là, se saisir sérieusement de la question énergétique,
ce serait remettre en cause trop d'acquis, trop de certitudes, et il
leur est bien plus facile d'en rester aux schémas simples et de faire
distiller dans les médias une petite musique rassurante sur l'exception
française en matière nucléaire, ou de lorgner sur l'hypothétique
eldorado des gaz de schiste.
A l'opposé de ces attitudes d'éviction, réfléchir sérieusement à la
transition énergétique, c'est prendre connaissance du scénario négaWatt,
un modèle du genre, bien informé, rationnel et voyant loin.
C'est aussi regarder comment d'autres pays s'y engagent, notamment dans
le nord de l'Europe. C'est voir la progression des énergies
renouvelables non seulement en Europe, mais ailleurs dans le monde, au
premier rang desquelles la biomasse sous de multiples formes, pour
laquelle d'énormes progrès sont à attendre. Moins high tech
que l'éolien ou le photovoltaïque, c'est ce qui est le plus aisément
substituable au carbone fossile sous toutes ses formes, et des
solutions existent pour faire un usage intelligent et économe de toutes
sortes de possibilités, sans avoir à épuiser les terres agricoles
nourricières ou à détruire des forêts précieuses pour la vie qu'elles
abritent.
4. Du
temps pour lire, du temps pour penser
mi-février 2013
Avec tout ce qui occupe les média ces temps-ci, j'ai trop hésité sur le
bon sujet.
J'ai mis de côté d'emblée le mariage pour tous ou la démission du pape.
L'affaire des lasagnes au cheval typique à tous ponts de vue des
dérives de notre système alimentaire était une bonne option. La
non-médiatisation de l'ouverture du débat sur la transition énergétique
méritait aussi qu'on s'y arrête.
Mais j'avais parlé la dernière fois d'un billet plus positif, et aussi
du dernier livre d'Hervé Kempf.
Voilà pourquoi j'aimerais aujourd'hui recommander trois bons livres
parmi ceux que j'ai lus ces derniers temps.
Hervé Kempf, journaliste
environnement au journal Le Monde n'en est pas à son premier livre.
Avec Fin de
l'occident, naissance du monde, il fait une synthèse efficace de
ses réflexions sur la marche du monde et démontre bien comment les deux
derniers siècles doivent êtres vus comme une parenthèse qui se referme.
Le modèle "occidental" fondé sur le colonialisme et l'énergie fossile
ne pourra pas être prolongé dans notre monde fini, et de nouvelles
voies devront émerger pour l'évolution du monde. Un bonne lecture pas
trop longue pour ceux qui auraient encore des doutes.
Marc Dufumier est
agronome spécialiste en agriculture comparée. Famine au Sud,
malbouffe au Nord est une démonstration sans faille du bilan
catastrophique des politiques agricoles suivies au Nord comme au Sud
sous l'impulsion des marchés mondialisés et des grandes institutions
comme la Banque Mondiale ou le FMI. Le simplisme de l'agronomie
productiviste se heurte à la complexité des enjeux agricoles, tant
écologiques qu'humains. La solution à la faim n'est pas à chercher dans
des produits miracles, mais dans une revalorisation des agricultures
nourricières locales, qu'il faut protéger de la concurrence des marchés
internationaux et améliorer dans le respect de leur adéquation aux
contextes écologiques et humains.
Dans un tout autre esprit, je viens de
lire Le
successeur de pierre,
un roman d'anticipation passionnant de Jean-Michel
Truong (sorti en 1999 et où l'on
voit entre autres la Curie de
Rome intriguer pour amener à la démission du pape). Décrivant un monde
où les contacts réels ont été proscrits, suite à la "grande peste" des
années 2020, c'est une réflexion sur la société virtuelle du monde
d'internet, sur les potentialités ambiguës de l'intelligence
artificielle, et bien d'autre choses encore, comme notamment ces
incursions vers une métaphysique de Teilhard de Chardin réactualisée.
Même si l'histoire depuis 1999 a parfois suivi un cours différent, et
même si on y relève des invraisemblances et quelques chevilles
nécessitées par la forme romanesque, c'est un livre riche et prenant, à
mon sens meilleur que le Globalia de Jean-Christophe Rufin qui lui
ressemble par certains côtés.
Souvent, en refermant ces livres, je suis rassuré de voir qu'il ne
manque heureusement pas de gens clairvoyants et convaincants, mais
constatant à quel point ces idées peinent à se concrétiser, je suppose
qu'ils n'arrivent que très rarement sur la table de ceux qui tiennent
les commandes de notre monde. En réalité, à partir d'un certain niveau
dans la hiérarchie, on n'a plus guère de temps pour lire ou pour penser
vraiment, sauf sur des questions immédiates (urgences du jour,
intrigues de pouvoir, etc...). Pour rester stratèges et réactifs, les
gens de pouvoir remplissent donc leur tête avec des dossiers, des
rappports, des résumés, des communiqués, et ils n'ont apparemment plus
le temps de réfléchir. Quand on voit par ailleurs le temps qui
est perdu dans de la mise en scène médiatique, ou dans des débats
biaisés (combien d'heures d'obstruction parlementaire ?), on se dit que
ce temps pourrait être plus fructueusement consacré à des séminaires de
réflexion de fond, ainsi qu'à de vraies bonnes lectures. Peut-être pour
cela leur faudrait-il moins remplir leurs agendas et s'adjoindre des
conseillers à qui on demanderait autre chose que rédiger des rapports,
des discours ou des antisèches ?
(*) Jean-Michel Truong a aussi écrit
Eternity
Express, un roman
(pessimiste) sur l'utilitarisme et l'évolution démographique des
sociétés modernes. (retour)
3.
Prophéties, pronostics, prospectives
mi-janvier 2013
Le 22 décembre dernier, le monde des commentateurs nous rassurait: la
fin du monde n'avait pas eu lieu, nous pourrions fêter dignement
l'approche de 2013 qui serait l'année de
la renaissance, du retour à la croissance et de l'oubli de la crise, et
nous n'avions plus à nos inquiéter de tous ces prophètes de malheur. A
ce propos, il m'a semblé bien souvent qu'on tendait à mettre un peu
dans la même catégorie catastrophiste, voire millénariste, les
illuminés new-age dont on avait déniché quelques
spécimens près de Bugarach et ceux qui étaient porteurs d'inquiétudes
sérieuses. Le retentissement médiatique de cette farce du 21 décembre
2012 est ainsi devenu l'occasion de ridiculiser par ricochet ceux
qui annoncent d'autres formes de "fin du monde", comme ces écolos
décroissants construisant des cabanes dans la boue de Notre Dame des
Landes, et pourquoi pas puisqu'on y est, comme ces climatologues
"réchauffistes" ou ces économistes atterrés qui ternissent la
sacro-sainte confiance indispensable à la poursuite du "business as
usual".
Et pourtant... 2013 démarre sous les auspices du conflit au Mali
où l'on apprend entre autres que les terroristes sont mieux équipés
qu'on ne l'avait dit, en
véhicules et en armes. Il se dit que leurs armes viennent par des
circuits occultes de l'arsenal accumulé autrefois par Khadafi (grâce au
pétrole). Un journal Tunisien souligne (pour pointer le double jeu des
occidentaux) que les Katibas du Sahel prospèrent grâce au soutien
(indirect ?) des
monarchies pétrolières. Et du reste le conflit se répercute en Algérie,
dans une base gazière, où se trouvent entre autres des Britanniques,
des Japonais, des Allemands et des Norvégiens.
Ailleurs, on note des niveaux de
pollution sans précédent sur les
grandes villes chinoises à cause du boom de l'automobile, boom dont
profitent assez inégalement nos constructeurs pas assez experts ni en
voitures de luxe, ni en voitures low cost (un symptôme parmi d'autres
du creusement des inégalités par la mondialisation économique).
Ailleurs encore, au mépris de toute géographie, mais après tout, la
mondialisation c'est çà aussi, le Paris-Dakar si justement stigmatisé
par la chanson de Renaud (*)
démarre de Lima
pour rejoindre Santiago du Chili. Dommage qu'ils ne soient plus en
Afrique du Nord, ils seraient aujourd'hui en plein milieu de la salade
saharienne ! Et encore ailleurs, on écarquille les
yeux d'incompréhension quand on voit, après le énième massacre par un
fou lourdement armé, l'envahissement des USA par la paranoïa et la
folie des armes. Le lobby des fabricants et marchands d'armes a tout
pour continuer à se réjouir.
Chez nous alors que le SAMU social est
débordé face au grand froid, on
s'inquiète encore
plus de
la fuite des riches, avec débats enflammés et rebondissements, mais on
se console avec la prospérité du secteur du luxe, où la France figure
en bonne place. La banque elle aussi semble aller bien (profits record
de JP Morgan comme de Goldmann Sachs), ayant réussi à
écarter un sévère reformatage grâce à son influence en haut lieu, en
attendant le prochain rebondissement de la crise, car celle-ci court
toujours. On prie toujours pour que la Sainte Croissance verse sur nous
sa pluie
d'or bénéfique, sans vouloir voir qu'elle bute sur des limites
inéluctables, et qu'il serait plus sage de penser à une économie sans
croissance (**).
Ces quelques considérations montrent que la sagesse ne se porte pas
trop bien au niveau mondial, et les succès de librairie qu'elle
occasionne ici et là au moment des fêtes sont une bien maigre lueur
face aux
orages qui s'accumulent.
Folie économique avérée, mais toujours
opérante, aveuglement volontaire
face aux limites planétaires, abêtissement par des médias sous
perfusion publicitaire, incurie politique largement entretenue par nos
dealers pétroliers ou les marchands d'armes, tout cela ne nous dit pas
comment la sagesse va
pouvoir reprendre le contrôle des événements. Ces soubresauts, ces
impasses, ces alarmes, n'est-ce pas aussi la fin d'un certain monde ?
et cette fin (***) n'est-elle pas au fond
souhaitable ?
Restons (hélas) lucides, et pour l'optimisme, réfugions nous dans
d'autres bonheurs, il en reste pas mal heureusement.
Et donc, BONNE ANNÉE 2013 !
(et pour être cohérent, je vais essayer de trouver pour le prochain
billet un thème plus franchement positif)
(*)"cinq cents connards sur la ligne de départ,
etc.... (retour)
(**) pour l'économie orthodoxe, ce que je viens
d'écrire est une ineptie, je le sais mais je le revendique, persuadé
que si une biologie peut être prospère et riche sur une planète finie
pendant des millions d'années, il n'y a pas de raison pour que
l'activité humaine ne puisse se concevoir en équilibre avec son
environnement pour encore quelques millénaires. (retour)
(***) à ce propos, il semble que le dernier
livre d'Hervé Kempf, "Fin de l'Occident, naissance du Monde" soit
une réflexion appropriée. Il fait partie de mon programme de prochaines
lectures. (retour)
2. Quand le futur est bouché, il ne faut pas
mépriser le passé
début décembre 2012
Il y a dix ans qu'est mort Ivan Illich, et un petit colloque s'est tenu
à cette occasion à Paris. En assistant à une des conférences (dont le
sujet était l'alimentation), j'ai pu voir combien l'oppostition
que fait Illich entre la modernité et le vernaculaire est
pertinente pour la plupart des domaines de la civilisation. Pour faire
simple, on dira que la modernité est tendue vers l'innovation technique
et s'appuie sur la rationalité technocratique, et que sa puissance
actuelle tient beaucoup à ce qu'elle est dopée par la mondialisation
industrielle et surtout commerçante. Préexistant à cette modernité, le
vernaculaire est l'héritier de l'évolution généralement lente des
cultures ancrées dans leur géographie (*).
Moins
efficientes en apparence sur le court terme, mais plus sages et plus
durables, entachées d'archaïsmes admirables, étranges, inoffensifs, ou
parfois odieux, les cultures vernaculaires ont du mal à résister à
l'envahissement moderne qui les méprise ou les écrase, ou encore les
dénature, et dans cette concurrence inégale, l'humanité laisse se
perdre des savoirs qui, dans le contexte actuel de crise pourraient
être des ressources précieuses.
Ces processus sont visibles dans différents domaines comme la
production d'objets ou de nourriture, mais aussi dans la médecine, le
monde des arts et même l'éducation, l'administration ou la politique.
Des penseurs comme Edgar Morin ou Patrick Viveret disent que
l'humanité globalisée ne trouvera son harmonie qu'en faisant une
synthèse heureuse entre les diverses sagesses et savoirs du monde (et
non par le triomphe d'un modèle unique). Ivan Illich, dans ses analyses
sans concession nous montre que ce modèle dominant est par ailleurs
bien loin d'être en tous points exemplaire. Si Illich (dont la
radicalité est parfois difficile à recevoir) défendait le vernaculaire
contre la modernité, ce n'était pas par passéisme, mais au nom d'une
sage lenteur dans l'évolution des choses, propice à la préservation
d'équilibres anthropologiques précieux pour le bonheur des peuples.
Autre sujet, au moment où s'ouvre la conférence sur la transition
énergétique (et le surréaliste sommet de Doha). Pour moi la transition
consiste avant tout à sortir de la
dépendance au carbone fossile (pour cause d'urgence climat). Or à la
veille du débat, on agite devant nous (sans doute sous l'influence de
groupes d'intérêt) l'éventualité d'issues par le gaz de schiste et
autres hydrocarbures non conventionnels. Il faut dire et redire que
même devenu rentable (suite à la hausse des cours du pétrole
conventionnel), même extrait "proprement" (si on trouvait un jour
comment) nous n'aurions là qu'un moyen pour continuer à renforcer
l'effet de serre et un mauvais prétexte pour fuir nos responsabilités
envers les générations futures. Etre opposé au gaz de schiste, ce n'est
pas être doctrinaire ou idéologue comme on l'entend dire ici ou là,
c'est avoir compris et intégré que si on veut un climat vivable pour
nos petits enfants, il faut tout faire pour sortir de la civilisation
du pétrole AVANT épuisement des réserves. Le GIEC et tous les
scientifiques qui nous alertent sur ce qui s'observe et sur ce qui est
à craindre seraient-ils donc des doctrinaires et des idéologues ?
(*) Le vernaculaire émane de la culture
des
peuples. Il s'oppose d'une part au savant, élaboré par des élites
spécialisées, et d'autre part au commercial, diffusé par la sphère
marchande avec une priorité donnée à l'efficience économique.
1.
Mue,
mutation
début novembre 2012
Pour tout dire, je suis assez content de cette image que j'ai trouvée
parmi mes photos. Cette libellule qui va bientôt sortir de son
enveloppe ancienne de larve aquatique me paraît symbolique à plus d'un
titre.
A un niveau personnel, elle marque bien sûr le changement de vie que
m'apporte la retraite, même si c'est un peu paradoxal de représenter
par cette sorte de
naissance ce
qu'on dit souvent être le début de la fin. Mais au fond, pourquoi pas ?
D'un point de vue encore assez prosaïque elle symbolise bien le nouveau
site qui est en train d'émerger peu à peu de l'ancien. La libellule
ressemblera à la larve qu'elle était pendant les quelques mois avant sa
sortie de l'eau, mais elle sera aussi assez différente: son abdomen va
s'allonger, des couleurs nouvelles vont apparaître et surtout les ailes
vont se déployer et devenir fonctionnelles. De façon analogue, le
nouveau site va recycler la matière du premier et lui ressembler, mais
en mieux j'espère, avec des possibilités nouvelles, et vivre sa vie
dans un environnement nouveau.
Enfin, de façon plus générale, je vois dans cette image une métaphore
de cette nouvelle ère qui je l'espère va commencer avec la mue
écologique du monde des humains. Il est vrai qu'alors, j'aurais
peut-être dû choisir le moment où, peu après la sortie de l'eau,
l'enveloppe de la larve commence à se fendre, laissant apparaître
l'animal "nouveau" qui va sortir, car il n'est pas très sûr que notre
civilisation soit si avancée dans l'abandon des habitudes qui l'ont
certes nourrie dans son développement, mais qui l'ont aussi mise dans
l'impasse. On sait qu'un modèle nouveau est en train d'émerger, qu'il y
a des réalisations tangibles et qu'il fait son chemin dans les esprits,
mais dans les faits, il n'a pas encore progressé tant que ça.
Quand on entend encore, au nom de l'urgence économique (*), invoquer la
sacro-sainte croissance, avec entre autres notamment la renaissance de
l'industrie automobile, ou pire encore l'Eldorado des gaz de schiste,
on est en droit de douter. Le plus décevant est que par ailleurs on
entende si peu dire que, sans parler des dégâts liés aux forages, c'est
encore et toujours le carbone fossile qu'on veut brûler, avec toujours
plus de gaz à effet de serre. Comment faut-il expliquer que
l'épuisement des ressources fossiles n'est en rien la solution au
problème climatique ? C'est à la volonté collective des hommes qu'il
faut dfaire appel pour prendre sérieusement leur responsabilité envers
les générations futures. Mais sait-on vraiment si on peut parler de
volonté collective ?
(*)
Contrairement à un opinion très
répandue, et quitte à passer pour un doux rêveur, je ne crois pas que
l'économie soit première dans ce genre de raisonnement. Sans notre
planète, sans la nature et les cycles de la vie, il n'y aurait tout
simplement pas d'économie. Il me semble que c'est la logique même. Les
gens qui parlent un peu vite de "création de richesse" feraient bien de
sortir de temps en temps de leurs idées reçues. Ce n'est pas parce que
dans le monde des hommes, certains ont réussi à monopoliser les
circuits de la production et des échanges en contrôlant l'outil
monétaire par l'accumulation et la spéculation qu'ils sont à l'origine
de toutes choses. A l'origine des richesses, avant eux, et avant leurs
idées (parfois bonnes, parfois néfastes) il y a les ressources de
l'environnement et le
travail de tous.
Antoine Li
http://www.think-thimble.fr
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