Mode, tendance
L’injonction à la nouveauté
La nouveauté est un impératif universel. Notre époque,
imprégnée de l’idéologie du Progrès, assimile le nouveau au mieux.
Cette idée n’est pas devenue aussi communément admise sans
bonnes raisons: en effet, bien des innovations ont répondu à des
souhaits légitimes et marqué des avancées dans le bien-être individuel
ou collectif. Pourtant, il s’en faut de beaucoup (en particulier dans
le monde contemporain) que toute nouveauté ait été ou soit un véritable
progrès, au sens le plus noble de ce mot. On voit de plus en plus
aujourd’hui combien notre civilisation marchande est malade de cette
obsession de la nouveauté, et tourne de plus en plus à vide pour
doper la consommation.
Prétendument inspirée du changement dans la Nature, l’obsession du
nouveau assimilée à la vie fonctionne selon des rythmes qui n’ont en
réalité rien de comparable. La Nature en effet, fonctionne de façon
privilégiée en cycles, le renouveau prime sur le nouveau, et le
changement s’inscrit par là dans une logique de répétition, dont les
imperfections produisent une évolution très lente sur le long terme.
Rappelons-le, cette évolution n’a pas grand chose à voir avec une idée
de Progrès (même si nous résistons difficilement à l’envie de situer
l’espèce humaine à la pointe du progrès évolutif), et surtout,
contrairement aux cultures humaines, la Nature innove avec une extrême
lenteur, peu à peu de cycle en cycle, au gré des erreurs qui s’avèrent
favorisées par des circonstances fortuites.
Or, dans la civilisation contemporaine, la tendance au raccourcissement
du temps linéaire est nette. L’économie exige des cycles de
consommation suractivés par une obsolescence rapide de plus en plus
produite par la mode ou l’évolution technologique.
Aujourd’hui, le contraire de nouveau, c’est ringard ou démodé plutôt
que vieux, inutile ou hors d’usage, encore moins que classique,
antique, éprouvé ou vénérable. Celui qui pense à remplacer un objet usé
après des années de bons et loyaux services par le même objet neuf, a
peu de chances de trouver ce qu’il cherche. Le fabricant a changé sa
gamme, de sa propre initiative, par peur de la concurrence, ou à la
demande d’usagers amateurs de neuf. Quelquefois le paradoxe atteint son
comble lorsque l’innovation consiste à exhumer un produit ou procédé
traditionnel: Nouveau! Recette à l’ancienne…
Ce goût permanent pour le nouveau, est censé nous distraire de l’ennui
mais il fait peu de cas du gaspillage. Il trouve sa meilleure
expression dans le système de la mode, qui est devenue un déterminant
majeur des cultures contemporaines.
Dynamique des modes
Les modes sont des comportements ou des phénomènes culturels
collectifs, des sortes de conformismes, essentiellement passagers, et
qui donc en principe concernent des aspects superficiels d’une culture.
Cette variation accélérée de la culture et du goût est mue par deux
désirs contradictoires chez les individus: celui de se conformer aux
mœurs du groupe et en même temps, celui de manifester son individualité
en recherchant la différence.
Le phénomène de mode doit son dynamisme au goût de la nouveauté et à la
fatigue du déjà-vu, mais il tire son ampleur des effets d’imitation, du
suivisme, du conformisme pour ne pas dire du panurgisme. Celui qui est
à la mode se croit souvent en avance, plus original que suiviste,
capable de délaisser la mode précédente pour initier ou inventer la
suivante, mais il est aussi le plus souvent un imitateur, qui suit la
mode plus qu’il ne la précède. Si à propos de mode, on parle parfois de
« l’air du temps », c’est que cette expression dit bien ce
que la mode peut avoir d’omniprésent, mais aussi de volatil, de léger
et même futile. D’autres expressions évoquant les vagues, le surf, etc…
toutes choses concernant la mobilité des liquides, ce qui renvoie aussi
à des mouvements plutôt rapides et superficiels. Mais tout changement
dans la culture est-il une mode nouvelle ? Toute nouveauté ayant
du succès doit-elle être vue comme une mode?
Dans la société de consommation contemporaine où les objets sont
produits pour être vendus, il y a tout lieu de penser que bien des
modes sont en réalité concertées dans le monde des fabricants par un
nombre réduit d’initiateurs, créateurs, stylistes, ou autres
prospecteurs de marché. Ces initiateurs conscients s’inspirent
probablement de comportements légèrement ou fortement différents de
personnes anonymes ou connues en qui ils détectent de possibles
modèles. Ensuite dans certains médias on expliquera comment être
original en adoptant le nouveau conformisme, et si le plan
fonctionne, il n’y aura plus qu’à traire la vache à lait commerciale.
Après quelque temps, avant même que le mode ne soit épuisée, on passera
à la mode suivante et on soldera les stocks non écoulés.
Mode ou tendance ?
Mais pour qu’une mode fonctionne bien, il faut avoir une bonne
perception de certaines attentes de la société, savoir les anticiper ou
les récupérer. Les modes qui miment les personnages en vue relèvent de
motivations assez superficielles et correspondent à un engouement
auto-réalisateur et passager. Celles qui correspondent à des envies de
changement plus profondes, répondent éventuellement à un besoin réel de
la société. Dans ce cas, le passage des modes n’est plus une simple
fluctuation au hasard des engouements, mais une évolution à plus long
terme motivée par ces besoins. Les initiateurs des modes cherchent
souvent, dans la variation rapide et erratique de la mode, à déceler
des logiques à plus long terme dans laquelle ils s’inscriraient avec
profit. C’est alors qu’on peut parler de tendance. La tendance serait
une sorte d’attracteur mécanique de l’évolution culturelle, qui lui
donnerait un sens, et donc peut-être une raison, une motivation, alors
que la mode serait erratique, superficielle et futile.
Le problème, c’est qu’à force d’être galvaudé par les lanceurs de mode
trop empressés à faire passer toutes sortes de lubies pour des progrès,
le mot de tendance a été vidé de son sens. Il faudrait en toute rigueur
pouvoir distinguer une mode superficielle relevant de la versatilité
collective d’une tendance profonde correspondant à l’évolution des
cultures sous l’effet des changements de contexte. Utiliser
indifféremment les mots de mode et de tendance permet de brouiller les
pistes, de faire passer pour fondamental ce qui est épisodique et
fortuit, de confondre le futile et l’important. Les couleurs fluo «
sont tendance », l’écologie « est tendance »,
mais on ne dit pourtant pas que la guerre, ou la religion, ou la
transition énergétique « sont tendance ». Ce sont des sujets
trop sérieux, trop ennuyeux et trop universels pour penser qu’ils sont
sujets aux effets de mode.
Peut-on voir une évolution dans la succession des modes ? Une mode qui
passe laisse des traces dans la mémoire culturelle, et après sa mise au
rancart, elle aura peut-être droit à une résurrection (un retour de
mode). Ne dit-on pas parfois que les modes sont cycliques? Au delà du
mouvement erratique se produit aussi une décantation de produits
classiques, indémodables ou standards. Par ailleurs, dans ce
foisonnement excessif de trouvailles, il y a aussi des inventions
positives, des changements durables qui s’amorcent. Il faut distinguer
là le jugement à court terme, celui qui est propagé vers les
consommateurs par les magazines, et le jugement de plus long terme,
produit par l’histoire des cultures, et fondé sur l’expérience longue
ou sur l’érudition historique.
Domaines sujets à la mode
La mode est en premier chef un phénomène attaché au domaine
vestimentaire, et il concerne les classes privilégiées, celles qui par
souci de distinction n’attendent pas que leur garde-robe soit usée pour
en changer. Mais, le renouvellement par la mode s’étend et s’accélère
avec l’entrée dans la civilisation industrielle, et les sujets de mode
se multiplient. On peut faire le lien entre le développement des
techniques textiles (tissage, et impressions qui ont eu un rôle moteur
dans l’histoire de l’industrie et du commerce mondial) et la nécessité
de vendre des quantités croissantes de tissu et de vêtements. Les arts
et artisanats qui contribuent au prestige des classes aisées (mobilier,
vaisselle, décoration, arts d’agrément…) sont également touchés, puis
cela s’élargit à tous les secteurs de la production marchande de grande
consommation.
Le phénomène de mode affecte aussi d’autres branches de la culture et
de la connaissance car la dialectique de l’imitation et de la nouveauté
est relativement universelle. Il y a des modes en cinéma, en
architecture, pour le mobilier, dans la peinture et la musique.
Notons ici le rapport entre mode et modèle: la variation de la mode
consiste à changer de modèle. Or on fait des modèles pour toutes sortes
de choses: voitures, vêtements, objets de consommation de toutes
sortes, mais on parle aussi de modèles économiques, politiques ou
climatiques. Ces modèles interprétatifs sont associés à des concepts
scientifiques, socio-historiques, psychologiques, ou philosophiques, et
l’effervescence des disciplines de recherche n’échappe pas aux modes.
Il y a ainsi des modes en matière d’éducation, en médecine et dans les
domaines techniques ou même scientifiques.
Y a-t-il des modes en politique ? Peut-être pas réellement (encore
un domaine sérieux et ennuyeux), ou alors, leur renouvellement est trop
lent pour qu’on puisse parler de mode. Par contre, dans le débat
politique au quotidien, il y a des sujets ou des personnalités « à
la mode », des engouements médiatiques qui font l’actualité de
façon passagère. Il y a à cela des justifications, provenant d’un
événement, d’une échéance, d’un débat officiellement en cours, mais il
y a aussi parfois des questions « mises sur la table » par la
déclaration d’un responsable politique, une « petite phrase »
comme on dit, et aussi des gens qui attirent à eux les projecteurs,
« font le buzz », de façon voulue ou subie.
A fortiori on ne parlera pas de mode en religion. Cette idée serait
incompatible avec la revendication d’intemporalité et d’éternité. Mais
en réalité la culture religieuse change et évolue. Dans les religions
du livre, la référence écrite et les institutions freinent les modes,
mais dans le monde des sectes, la mode est foisonnante. Et au sein de
chaque religion, certains sujets font l’actualité, comme en politique,
à cause de l’évolution des moeurs, d’un événement, d’un débat
théologique porté par des personnalités fortes.
La nature, qui est pourtant changeante, ne connaît pas la mode, et nous
ne la jugeons pas ennuyeuse pour autant. Il est vrai que les durées de
changement sont sans commune mesure avec celles des phénomènes de mode
des cultures humaines. Il serait ridicule de dire « au jurassique,
les dinosaures étaient à la mode, mais au tertiaire, ce fut le tour de
mammifères ». Mais lorsque la culture des hommes accélère
l’évolution des choses, la mode peut apparaître, même dans le monde
biologique: De fait, il y a des modes en matière de races de chiens, en
matière de fleurs, de plantes d’ornement ou de fruits et légumes, mais
ces êtres vivants sont parmi ceux qui ont été transformés par
l’intervention humaine, qui elle est éminemment culturelle.
Comment juger la mode ?
L’apparition d’une nouvelle mode s’accompagne généralement de débats
esthétiques, techniques, médicaux, et même souvent civilisationnels,
qui sont d’autant plus passionnés que la mode prend de l’ampleur. On
voit alors s’opposer les partisans du mouvement (qui aiment souvent se
voir comme une avant-garde) et les immobilistes, dont les habitudes
satisfaites sont bousculées. Il s’en faut de beaucoup que les uns aient
systématiquement raison contre les autres (ou l’inverse). On sait bien
que la nouveauté n’est pas en soi une qualité, et qu'à l'inverse, la stabilité peut
aussi être de l’inertie.
Le changement par la mode est au moins un signe de vie, et à ce titre
il faudrait s’en réjouir, et accepter la futilité et l’absence de but
comme des défauts nécessaires. Mais toute vie n’est pas mouvement
brownien, la vie a aussi besoin de constance (l’essayiste Pierre André
Taguieff a parlé de « bougisme »). Voir se développer une
grande créativité fait sans doute plaisir, mais sans doute aussi
faut-il que cette créativité soit judicieusement canalisée.
Pour cela, on ne peut pas juger dans les mêmes termes les mécanismes de
mode selon qu’ils touchent à la coiffure, aux jeux dans les cours de
récréation, aux vêtements, à la conception des voitures, aux bâtiments,
ou à l’urbanisme. On ne modifie pas une ville comme on change de
coiffure.
Les commentateurs font souvent l’erreur d’assimiler le renouveau de la
mode au progrès, par foi dans une vision quelque peu dévoyée de la
modernité, et sans doute aussi par conformisme avec une société qui,
par crainte de l’ennui, aime à changer plus souvent que réellement
nécessaire. On frise parfois l’absurde lorsque la mode à court
d’inspiration se met à proposer des retours aux sources. Le recyclage
culturel peut ainsi tourner en boucle, et en venir à inventer des
notions aussi paradoxales que le rétro-futurisme, qui non sans une
certaine ironie permet de porter un regard critique sur la notion de
progrès.
Pour pouvoir juger la nouveauté avec pertinence et tempérer le jugement
sur la mode, il faudrait pouvoir en évaluer la longévité. Une nouveauté
qui apporte un surcroît de durabilité, parce qu’elle est mieux pensée
que ce qu’elle remplace, est sans doute une innovation positive. Une
nouveauté qui participe à l’accélération de l’obsolescence, qui est
appelée à ne pas durer plus que ce qu’elle remplace, qui n’est qu’une
étape de plus dans une course sans but raisonné, n’a pas d’intérêt
fondamental.
Par exemple, dans le débat qui en France oppose les tenants des
industries nucléaires aux partisans des éoliennes, chacun se pense plus
innovateur que l’autre, les uns parce qu’ils poursuivent la course à la
puissance et à l’exploit technique, les autres parce qu’ils ont choisi
la conversion énergétique. On voit bien par là que le problème n’est
pas la nouveauté en soi, mais la perspective dans laquelle elle
s’inscrit.
La difficulté est d’apprécier les innovations non seulement pour les
effets primaires affichés par les inventeurs, mais aussi pour les
effets secondaires vraisemblables.
Pour en revenir aux jugements qu’on peut avoir sur les modes, ils sont comme elles, fluctuants et provisoires.
Antoine Li
http://www.think-thimble.fr
|
|